lundi 18 juillet 2011

Lettre à mes amis de l’association musicale Ibn Badja de Mostaganem


         Mes chers amis de l’association musicale Ibn Badja,


Vous venez de poster un court-métrage sur Youtube. Je l’ai regardé sans interruption, en cinquante-deux minutes palliatives à des courts métrages que la télévision algérienne manque bien de produire. Un film comme celui que vous avez réalisé avec des moyens d’amateurs, en tant qu’amateurs passionnés, aurait très bien pu être produit par ladite télévision qui, comme vous le savez, ne se déplace que lorsque les autorités sont là, mettant une logistique censée être populaire au service du carriérisme.

Je me suis réjoui que votre voyage à Constantine ait été si agréablement vécu, la joie de vivre des membres de l’association y étant visiblement pour quelque chose. Pour vous, il a du être une énième occasion, même non guettée, de mettre à l’épreuve la fraternité qui règne entre vos membres, montrant leur appartenance à une famille plus qu’à une association régie par des décrets. Pour nous, votre venue a été l’occasion de constater, de visu, qu’une association de musique andalouse est beaucoup plus qu’un orchestre qui aligne des pièces et des rythmes et qu’elle est un lieu d’ascèse lyrique vers la citadinité, si intimement liée à notre cher al-Andalus et si abandonnée par notre école publique. Je ne vous en félicite pas en mon nom mais au nom de toute l’Algérie et du Maghreb dont la musicalité transcende les frontières et fait fi des conflits.

Depuis 2007, année de la première édition du Festival Culturel National du Malouf de Constantine et où j’ai été membre du jury, j’ai été contre le fait de mettre sur le même pied d’égalité les associations musicales et les orchestres professionnels. Comme j’ai été contre le fait d’obliger les praticiens de la sanâa ou du gharnati à concourir avec un programme puisé dans le répertoire malouf.

Pour jouer la musique de l’autre, fut-il ami ou frère, il suffit d’écouter et de reproduire, pour ne faire appel qu’au traditionnel mode oral de transmission. Pour jouer la musique traditionnelle de l’autre et embarquer dessus les auditeurs, vers le voyage tant dit par poètes et musiciens, il faut être imprégné de l’ambiance de la ville d’où vient cette musique. Ce que ne saurait permettre aucun festival. Par son entêtement, le gouvernement semble dire qu’il se dirige vers la privatisation de ce genre de manifestations. C’est une erreur monumentale. La musique andalouse ne s’épanouit que dans le nécessaire cocon de la prise en charge, par Etat et/ou mécènes, comme ne se développe bien un enfant que dans le ventre rassurant et bienveillant de sa mère.

Plus techniquement, j’ai remarqué, sur le court-métrage, que vos violonistes tenaient leurs instruments en calant la caisse entre les cuisses, comme le font actuellement les constantinois. Tout en vous sachant seuls aptes à décider des positions à adopter, je me permets d’attirer votre attention sur les trois points suivants.

Primo : La façon de tenir son instrument fait partie des spécificités de chaque Ecole de musique andalouse, voire de chaque style. J’aimerais que ceux qui écoutent chanter l’association Ibn Badja voient la tradition d’une ville d’obédience andalouse, donc nécessairement jalouse de ses gestes. La nostalgie l’autorise, la tradition l’impose.

Secundo : Le fait de caler la caisse du violon entre les cuisses réduit un peu de sa sonorité.

Tertio : Les anciens constantinois jouaient de violon ou de l’alto, dès son introduction dans l’orchestre traditionnel andalou, en le tenant sur une cuisse, comme le font actuellement les altistes des Ecoles de la sanâa et du gharnati. La technique de le caler, voire de le coincer, entre les cuisses est tardive et est due à Sylvain Ghrenassia, célèbre en tant qu’altiste dans l’orchestre de cheikh Raymond Leyris (1912-1961), qu’on voit sur la première photo (tout à fait à gauche). De fait, la position permet une certaine rapidité dans le jeu car elle dispense de pivoter continuellement l’alto sur son bouton. Regardez la position sur la deuxième photo : on y voit le violoniste de l’orchestre Bestandji-Bentobbal en 1912, tenant son instrument dans la position originelle. Le dernier constantinois à tenir l’alto de cette façon est cheikh Larbi Benlebdjaoui (1920- ), qu’on voit sur la troisième photo, jouant avec feu El Hadi Rahmani.






Vous êtes les représentants d’une tradition multiséculaire, demandant à être sauvegardée sans nécessairement être momifiée, forts de la présence, à vos côtés, d’un maître comme cheikh Moulay-Ahmed Benkrizi et de son émérite fils Fayçal Benkrizi, votre actuel chef d'orchestre. Pour cela, je n’attends pas moins de vous de continuer à œuvrer pour la sauvegarde de ce patrimoine, lui-même preuve que le raffinement des Algériens est encore possible après l’acculturation. Un raffinement prônant la tradition mais ne rejetant pas la modernité et prônant l’urbanité mais ne rejetant pas la mixité sociale.

Perpétuez, transmettez, éveillez et réveillez, conseillez et soyez vous-mêmes. On vous aime pour ça.


Hichem Zoheïr Achi


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