Où en est la musique andalouse en Algérie ?
En Algérie, la musique andalouse se porte mal. Certains disent qu’elle ne s’est jamais mieux portée. Je contredis et je renforce en affirmant que, dans son expression actuelle, elle est en train d’agoniser. A la clôture du 1er Festival National Culturel du Malouf en 2007, où j’étais membre du jury, j’ai tiré la sonnette d’alarme. De fait, aucun orchestre constantinois n’avait pu exécuter une nouba entière dans un même tab’ (mode mélodique). Une année auparavant, j’avais préconisé de procéder au plus vite à certaines corrections rythmiques et mélodiques avant de faire sortir cette musique de ses supposées frontières politiques pour en faire un pôle d’attraction1.
Aujourd’hui, dans toutes les rencontres d’étude qui sont organisées en Algérie, les conférenciers se partagent généralement en deux types. Ceux qui polémiquent sur les avantages et les inconvénients de la transcription de cette musique et ceux qui serinent sa richesse. Si le premier sujet peut être matière à débat, le second est totalement inutile car il est déroulé devant un parterre de conférenciers qui en est déjà convaincu.
Quant aux études scientifiques qui ont été menées jusqu’à présent, elles semblent l’avoir été par une approche scientiste qui, pourtant, peine à apporter les réponses aux problématiques en tous genres qui se posent à cette musique. Je parle ici des problèmes techniques liés surtout à l’explication des tubu’ (modes mélodiques). Certains chercheurs fuient en avant et simplifient en annonçant que les modes qui se confondent dans la pratique ne sont que le fruit d’altérations inconsidérées et d’accidents de jeu. Pourtant, un bon musicien sent la différence, ne serait-ce que par le sentiment modal qu’il ressent au moment où il exécute l’un ou l’autre des deux modes ressemblants. Je crois que les deux principaux handicaps de ces musicologues sont qu’ils ne sont pas musiciens ou bien qu’ils tentent de théoriser la musique andalouse avec des outils « occidentaux » sous prétexte que la science est universelle. Certes elle l’est mais dans ses méthodologies et non dans ses formules ni dans ses unités de mesure.
Tous se rejoignent pour appeler à la nécessité de la sauvegarde de cette musique mais peu se posent la question de savoir s’il est vraiment indispensable de la conserver. Je prétends que les enregistrements de cette musique sont nécessaires mais qu’ils sont un piège. D’abord ils représentent une forme d’interprétation musicale à un moment donné, puis ils peuvent faire croire aux musicologues que c’est la version originelle et les induire donc en erreur pour tout travail de dissection et d’analyse.
Pour trouver des réponses, il faut trois choses : la science, la pratique musicale et l’imagination qui permet d’émettre des hypothèses folles qui ont de grandes chances de s’avérer vraies. Seule la conjoncture des trois sera à même de donner des résultats.
Orchestres actuels
Les orchestres particuliers
La sollicitation de leur participation aux fêtes familiales a nettement diminué. La reconfiguration de la composante humaine de la cité, foyer traditionnel de la musique andalouse, y est pour beaucoup. Je n’aimerais pas qu’on se méprenne en déviant le sens de mon propos. Le phénomène de l’exode rural est naturel et chacun vient de quelque part. Seulement, l’accélération de cet exode, notamment durant la décennie noire de l’Algérie, a fait en sorte que les anciens mécanismes de citadinisation sont devenus obsolètes. Revenons pour constater que certains orchestres particuliers, concurrencés par les disc-jockeys, distillent leur participation ou y mettent fin tandis que d’autres concèdent ou se travestissent pour satisfaire un auditoire de plus en plus sourd à la majesté de cette musique.
Les grands orchestres
Ils se font et se défont mais il y en a rarement eu plus d’un en même temps. Est-ce signe de rareté de bons musiciens ? Je crois que c’est plutôt la passivité. La plupart se limite au confort d’attendre que soit produite une idée pour en être. Un pense, quelques uns mettent en place et beaucoup participent. En terrain vierge, c’est la règle.
Pragmatiquement, ce qui leur a toujours manqué c’est plus d'autonomie. De fait, ils se positionnent en orchestres officiels qui ne se déplacent que sur sollicitation des politiques.
Les orchestres associatifs
Le mouvement associatif algérien est né au début du XXe siècle, dans un contexte d’occupation donc naturellement caractérisé par la mise en place d’actions de résistance à l’acculturation. La genèse de ce mouvement permet de comprendre pourquoi son efficacité est limitée en matière de pratique et de transmission de la musique andalouse. Par ailleurs, une autre donnée est à prendre en compte et c’est le fait que la révolution industrielle ait imposé une séparation des phases de la journée en temps de travail et temps de loisir. Par conséquent, les durées des créneaux horaires dont disposent les associations musicales ne permettent pas d’aborder une partie honorable du répertoire qu’elles visent. Lorsqu’on constate la faiblesse des moyens dont disposent ces associations, qui sont actuellement les seules militantes de cette transmission, on ne peut que s’alarmer.
Déperditions
Les raisons et les facteurs de sa déperdition sont multiples, démantèlement des confréries religieuses gardiennes de son authenticité, apparition de formes musicales concurrentes, mutation de son économie, tergiversations des institutions publiques qui ne savent pas trop quoi en faire. Cependant, un de ses facteurs de déperdition (qui m’est cher) mérite qu’on s’y attarde. C’est l’isolement géographique et culturel.
La musique andalouse doit sa richesse à l’exceptionnel environnement culturel d’al-Andalus. Contexte dans lequel elle a pris sa forme distincte de la musique arabe orientale et où la mixité sociale et la cohabitation ont été des éléments déterminants. Son appauvrissement est dû moins à son déménagement d’al-Andalus qu’à la limitation de sa pratique aux Maghrébins.
Je m’explique. Les gens d’al-Andalus ne transcrivaient pas leur musique. La mémorisation étant naturellement contrecarrée par les défaillances de la mémoire, la compensation des déperditions était assurée par la composition de nouvelles pièces musicales. Autrement dit, la musique andalouse n’a jamais été produite pour être conservée. Son caractère éphémère était naturel et personne ne se souciait de conservation au Moyen-Âge. Réfugiée au Maghreb, cette musique a cessé d’être produite et l’équilibre a été rompu puisque la déperdition se poursuivait tandis que la composition s’arrêtait.
Produire est signe de regard vers l’avenir. En son absence, la nostalgie prend toute la place et la conservation devient la seule action envisageable. Remarquons que le fait que la musique andalouse ait été figée ne l’a pas préservée des déformations. Une des plus importantes déformations qu’elle a connues est due à l’influence de la musique arabe orientale. Une musique dont l’influence a été notable, d’autant qu’elle a représenté un porte-voix du panarabisme perçu comme allié et à l’idéal prometteur. Une musique qui était une réponse à la recherche d’écoutes nouvelles et surtout de thèmes actuels, face à une musique occidentale sciemment rejetée car elle était celle de l’envahisseur. Des « modernisations » de la rythmique de la musique andalouse ont été tentées mais dans un souci de simplification mercantiliste et non de créativité.
Quant aux thèmes de ses poésies, ils sont toujours les mêmes, volontairement intemporels, pour arrêter le temps et éterniser le moment de bonheur chanté.
L’actuel environnement culturel au Maghreb n’est pas propice à la créativité et cela n’est pas lié aux contextes socio politiques que connaît cette aire géographique. Isolés du reste de la Méditerranée , les Maghrébins se sont laissés aller à l’immobilisme culturel. La perte du melting-pot ethnique et racial n’a pas arrangé les choses et l’isolement est l’ennemi de la créativité. En Tunisie, Khemaïs Ternane (1894 ou 1896-1964) avait composé une nouvelle nouba en mode nahawend et il ne fut pas le seul à l’avoir fait2, mais les musiciens Tunisiens n’ont jamais intégré ces noubas à leur répertoire classique. Rachid Guerbas à Alger et Samir Boukridira à Constantine ont composé plusieurs pièces qui ne sont jouées que par leur orchestre3. Plus grave, bon nombre de musiciens Constantinois refuse d’admettre que les flagrantes anomalies rythmiques, exécutées sur cette musique, doivent être corrigées. Drôle de refus à destination d’une musique que ces mêmes musiciens admettent comme savante.
Au regard de ces données, la musique andalouse n’a devant elle que deux options.
Perspectives
Ou bien elle continue à exister avec le même statut et le même marasme dans sa prise en charge par les différents acteurs (musiciens, éditeurs, gens du spectacle, institutions culturelles publiques). Son orchestration classique finira par s’amuïr et elle se transformera en réservoir d’inspiration ou d’emprunt pour les musiques contemporaines, comme c’est le cas aujourd’hui pour le jazz4. Elle ne relèvera plus que des splendeurs du passé.
Ou alors elle se remet en marche. Essayer de lui faire franchir, d’un coup, le ravin qui la sépare de la réalité serait une erreur. D’abord, cela la dénaturerait car les sources d’inspiration disponibles dans l’environnement musical contemporain sont trop différentes de ce qui existait en al-Andalus. Puis, dans la considération de ses actuels adeptes, elle n’a pas vocation à traiter des sujets de l’heure mais plutôt à être une pratique ou une écoute exécutoire des anxiétés du siècle et un moyen de s’évader vers un Andalus qu’on n’a pas nécessairement envie de démythifier.
Par contre, enrichir cette musique est tout à fait possible. Pour être bien accepté, cet enrichissement doit être endogène, autant que possible. Je préconise de la rendre plus accessible aux non Maghrébins. Rien de plus sain. La musique andalouse n’est ni une musique arabe, ni une musique occidentale. Elle est les deux à la fois. Ceux qui, sous prétexte de l’académiser, l’abordent avec une théorie exclusivement occidentale passent à côté. En font de même ceux qui veulent, pour des raisons idéologiques, la subordonner à la musique arabe orientale. Cette ouverture passera peut-être par la traduction de ces poèmes dans des langues autres que l’arabe. On peut penser au castillan qui est prédisposé car son vocabulaire emprunte déjà quelques 4000 mots à l’arabe5. La traduction dans d’autres langues, comme le français, sont peut-être possibles. Evidemment, des considérations d’ordre sociologique doivent être prises en compte.
Pour ne parler que de l’Europe, et tout spécialement de la France , la musique andalouse est pratiquée au sein d’associations culturelles, le plus souvent composées de Maghrébins. Je ne sais pas si l’on peut en conclure que cette pratique est juste une manifestation identitaire. Cependant, à voir le désintéressement des non Maghrébins pour elle, on est tenté de dire qu’elle est considérée comme une musique d’étrangers. Pourtant, la musique andalouse est née en Europe. Par la suite, l’intolérance et la Méditerranée lui ont tracé deux itinéraires de différentes intensités, le Sud et le Nord.
Là, est opportun de parler de faiblesse de collaboration entre musique andalouse et musique médiévale, en particulier pour le Sud de l’Europe. Contrairement à la poésie (muwashshah et zadjal), ces musiques ont rarement fait l’objet d’études poussées et leurs interactions restent mal connues. La même faiblesse de collaboration est de constat pour ce qui concerne les instruments de musique et la lutherie. Les musiciens et musicologues des deux rives doivent collaborer en vue de combler ces lacunes. Des travaux existent, comme ceux sur les Cantigas de Santa Maria6 ou sur des chansons de troubadours, et parlent d’influences arabes. Dans l’autre sens, aussi faibles qu’on puisse les imaginer, il serait intéressant d’étudier les influences éventuelles des musiques médiévales ibériques sur la musique andalouse. Pourquoi ne pas tenter une expérience de fusion entre musique andalouse et musiques de troubadours ?
Sont tout aussi nécessaires, la correction de ses anomalies rythmiques et mélodiques, l’invention de nouveaux rythmes, notamment pour les pièces boiteuses7 et l’enrichissement de sa palette de modes mélodiques par la séparation de ceux qui sont confondus ou amalgamés.
Dans la perspective de ce rapprochement, deux problèmes se posent.
Premier problème : l’inadaptation des instruments de musique à tons fixes pour l’exécution des tubu’ (modes mélodiques) de la musique andalouse. Certains pensent qu’on peut s’accommoder de ses instruments, et c’est le cas des membres du groupe Yafil. Je suis tenté de rejoindre cet avis pour deux raisons.
D’abord, l’introduction de ce type d’instruments (mandoline, guitare, piano, etc.) n’a pas attendu et, aujourd’hui, la plupart des orchestres de musique andalouse en compte dans son instrumentarium. Puis, les subtilités de variations de tons qui ne peuvent être restituées par les instruments fixes sont destinées à la pratique d’une musique où les considérations cosmogoniques tiennent une place importante. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, du moins pour les orchestres associatifs, où on pratique cette musique surtout pour le plaisir et pour l’épanouissement.
Deuxième problème : les poèmes chantés en musique andalouse sont majoritairement en arabe, même s’il est rarement classique. Des traductions existent mais sans compilation et, surtout, faites dans un but de vulgarisation. Les chanter est autre chose. En effet, la répartition des poèmes sur les mélodies de la musique andalouse obéit à un découpage syllabique. Ce même découpage syllabique se superpose aux découpages rythmiques et aux reprises de souffle. C’est une prouesse de tenir le souffle en passant d’une syllabe à une autre dans les pièces à déroulement lent comme le m’saddar8. Les spécificités de la langue française feraient en sorte que différents problèmes devraient apparaître. Toutefois, ces problèmes ne devraient pas être insurmontables. Pour mettre en place ces traductions et les chanter, il faudrait initier un projet dans cet objectif et y associer des musiciens et des linguistes.
Conclusion
Dans le futur proche, la musique andalouse survivra sans doute mais sans vision claire. A défaut de consensus sur les actions à mener pour son salut, elle devra rester telle quelle car tout virage mal négocié serait fatal après plusieurs siècles de quasi linéarité. Il y a quelques années, lorsque je lui envisageais une porte de sortie, je parlais de l’exporter. Aujourd’hui, je ne lui vois pas d’autre issue que celle de la réconcilier avec son continent d’origine sans répudier celui d’adoption. La musique andalouse n’appartient à personne et aucun Andalou n’en possédait acte à son départ d’al-Andalus9, même pas Boabdil… Elle appartient simplement à tous ceux qui l’aiment et qui en prennent soin.
1. Journées d’étude de Tipaza, 5-6 avril 2006.
2. Mahmoud Guettat, La musique classique du Maghreb, Sindbad, Dijon, 1980, p. 217.
3. Il s’agit de l’Orchestre National de Musique Andalousienne (ONMA). Rachid Guerbas le dirige et Samir Boukridira en dirige la section régionale de Constantine.
5. Bernard Darbord et Bernard Pottier, La Langue espagnole : Éléments de grammaire historique, Nathan, Paris, 1994, 2e éd., p. 21.
6. Voilà un site pour les Cantigas. Textes et fichiers Midi.
http://brassy.perso.neuf.fr/PartMed/Cantigas/CSMIDI.html
http://brassy.perso.neuf.fr/PartMed/Cantigas/CSMIDI.html
7. Par pièces boiteuses, j’entends les pièces pour lesquelles le rythme traditionnellement joué ne se superpose pas parfaitement au chant.
8. En Algérie, le m’saddar est la 1ère pièce chantée et mesurée de la nouba (suite de mouvements ordonnancés).
9. L’expulsion définitive des musulmans d’al-Andalus n’a eu lieu qu’au début du XVIIe siècle.
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