lundi 25 avril 2011

Les chorales fleuries de l’édénique Andalus





Le 7 avril passé, l’association El Djenadia a donné un concert au Palais de la Culture d’Alger pour présenter son nouveau CD. En Algérie, les associations musicales andalouses sont l’un des derniers remparts contre la tombée en désuétude de ce que nous avons reçu de plus noble d’al-Andalus.

Il est navrant de constater que ce sont ceux qui font des efforts qui reçoivent le moins. La raison nationaliste qui explique la naissance du mouvement associatif algérien est toujours de mise. Au regard de la faiblesse de leurs moyens, ces associations sont des espaces de la militance culturelle et nationale. Prenant la parole lors de la soirée en question, Nour Eddine Saoudi a décrit l’orchestre comme une chorale fleurie1. Peu importe que le mot « chorale » soit étymologiquement lié à « chœur » et non pas à « cœur ». L’homonymie acoustique de ces deux derniers mots met la puce à l’oreille (musicale). Quoi de plus important pour un musicien que ce qu’il entend ?

Je décrypte dans le choix d’El Djenadia de faire du mezdj (alternance de pièces musicales en deux modes mélodiques) la volonté de donner une coloration moins linéaire sur le plan modal, donc moins lassante. Les seules limites dans l’interprétation musicale sont celles de l’imagination de l’interprète.

Parmi les poèmes présentés lors du concert, j’en encadre un. Un beau poème de Ibn Khafâdja (1058-1137 ou 1138) :

ماء و ظـل و أشجار و أنهار

يـا أهـل أنـد لـس لله ذرّكُـم
و لو خُيّرتُ ذا ما كنتُ أختار

ما جنّة الخلد إلاّ في دياركم
فليس تُدخَلُ بعـد الجنّة الـنّـار

لا تحسبوا بغد أن تدخلوا سقـرا

Qu’Allah vous comble ô gens d’al-Andalus, pour eau et ombrage, arbres et rivières
N’est éternel paradis qu’auprès de vous, où j’aimerais être si je pouvais
N’ayez peur de l’enfer car ne peut y aller qui paradis a connu2


A chaque fois qu’on évoque ce poème, c’est cheikh Sadek el Béjaoui (1907-1995), de son vrai nom Sadek Bouhayia, qui me vient à l’oreille car il m’en a auditivement transmis les vers lorsqu’ils les a improvisés lors du 1er Festival de Musique Andalouse en 1967. Coïncidence (?), il les avait improvisés en tabξ (mode mélodique) raml el maya pour chanter, entre autres, le dardj Min tilka-ad-diyâri chamamtou nafhan (Me parvient l’arôme de ce lointain pays). Ce rare ténor savait chanter debout, dressant toute son élégance pour contredire ceux qui, de son temps, associaient cette musique aux lieux mal famés des médinas. En plus d’avoir formé des musiciens, cheikh Sadek el Béjaoui a prouvé que l’arabité induite par l’islam et consacrée par les poèmes de la musique andalouse, ne nie pas l’amazighité. La surdité par apport aux revendications de l’autre est source de division et quand je pense qu’il y a quelques années, j’étais contre l’enseignement de tamazight, je ne peux que me traiter de chauvin.

On aura remarqué que Ibn Khafâdja use d’exagération pour être plus percutant et traduire la splendeur du monde qu’il décrit. Cette tendance à l’exagération est commue aux poètes ou à certains peuples comme ceux de la Méditerranée. Quand un Algérien parle, tous les taux sont à 99,99 %. Et lorsqu’il parle de l’unité, c’est-à-dire d’un taux de 100%, il majore à 101%, 200%, ou même 1000%. De toute évidence, la démesure est une qualité nationale.

Voici le poème.


من رقّة نفوسنا

شممت نفحا

من تلك الديار
من فوق رؤوسنا

مالت العمايم




و اختيار جلوسنا

ما ذا النفحة

فقلت يا كرام
أندلوسنا

و اشتقنا لحضرة




و انهرقت دموعنا

و زدتُ قرحة

زاد قلبي هيام
و الجسم يفنى

من فوق الخدود




سبحانه مقيل العثار

قالوا صف الإنتظار
و خلّفت قلبي

بجسمي وحدي

جئتُ من مالقة
نعمل يا ربّي

في غرناطة آش


Me parvint l’arôme de ce lointain pays, de notre sensibilité
se penchent nos turbans, nos têtes d’humilité.

Je dis ô nobles, compagnons honorables,
de notre Andalus nous manque ce que stable.

Mon cœur reprit de passion, moi de douleur, mes larmes fusent
dessus mes joues, et mon corps s’use.

Décris ton attente ! Disent-ils. Que le tout puissant pardonne les erreurs.
De Malaga je viens, seulement de mon corps, à Grenade reste mon cœur.
Que puis-je y faire, ô Seigneur ? 2


Les derniers vers suggèrent que le poète a composé cela depuis le Maghreb. Grenade est tombée et l’embarquement s’est fait depuis Malaga. De quelles erreurs parle le poète ? Parle-t-il des erreurs humaines d’une manière générale ou bien des erreurs qui ont conduit à la chute de Grenade et à la fin de la présence musulmane en al-Andalus ? Incompréhensible est l’homme qui oublie de regarder les erreurs de ses aïeux pour comprendre que s’il ne fait pas attention, il risque de détruire ce qui a été construit. Aujourd’hui, beaucoup d’Algériens détruisent ce que d’autres Algériens ont construit. Tout le monde participe à la gabegie et à la déconstruction ou y assiste sans rien dire et tout le monde s’en plaint. La légende dit qu’en sortant de Grenade, Boabdil3, le dernier souverain musulman d’al-Andalus, se retourna pour voir sa ville une dernière fois et pleura. Sa mère Aicha el Horra ( عائـشة الحـرة ) lui dit :

لمْ تُحافظ عليه مثل الرجال

إبْـكِ مثل النساءِ مُـلكـا

Pleure comme une femme ce que tu n’as su préserver comme un homme.


Le plus grave n’est pas de commettre des erreurs mais de ne pas essayer de les corriger. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, alors arrêtons de déconstruire et reconstruisons.

Je reviens à ce dardj raml el-maya pour remarquer qu’il a une particularité. Certains auront compris que je parle du rythme de cette pièce musicale. En effet, à la fin de chaque vers, le rythme consacré de mesure 4/4 (lui-même discutable, d’ailleurs) se transforme en rythme ternaire de mesure 6/8. Je donne ici la mesure 6/8 pour faire comprendre qu’il s’agit du rythme le plus usité du mouvement ensrâf. Tout musicien aguerri sait que la mesure n’est pas tout à fait 6/8 mais je la préfère à celle, trop simpliste, de 5/8. Une petite accélération survient effectivement entre les deux temps forts et il est possible de résoudre le problème en modifiant la fraction. La méthode la plus simple est de multiplier la fraction (par un même entier) puis de diminuer le numérateur de un, à chaque essai, jusqu’à obtention d’une fraction capable de traduire le véritable rythme utilisé pour l’ensrâf. Le problème avec cette méthode est qu’elle complique la compréhension de la fraction pour de jeunes apprenants comme au sein des associations musicales. Pour ces derniers, il est acceptable d’indiquer pour l’ensrâf une mesure simple. Certains disent que la résolution du problème de la mesure réelle de l’ensrâf est également possible en faisant appel à la notion d’horloge molle. Mais ce n’est pas le propos.

Dans le dardj Min tilka-ad-diyâr, le fait qu’il y ait cassure par changement subit de rythme, et il est clair que ce n’est pas une erreur de transmission, témoigne de la volonté du compositeur d’enrichir la rythmique de la pièce. Un genre de fatuité qui ne peut être admis qu’avec parcimonie et, de fait, cela est très rare dans les noubas de la musique andalouse. Ses pièces sont généralement de même rythme du début jusqu’à la fin (les exceptions sont surtout dans le dernier mouvement), ce qui ne veut pas dire qu’elles ne comportent pas d‘anomalies. Deux cas sont à excepter.

Le premier cas est l’accélération de tempo sur une même mesure lors de la réponse mélodique d’un vers (Ecole d’Alger) et qui s’explique par la volonté de ne pas lasser par une mélodie muette et trop lente. On admet, par simplification, que ce tempo est deux fois plus rapide que celui observé lors du chant. Dans la réalité, le rapport du 2ème tempo au 1er est assez aléatoire et relève de l’humeur du meneur d’orchestre. Je me demande si, avant, on prenait la peine d’accélérer. Je suis tenté d’en douter quand je sais que les mélomanes ne se lassaient pas d’écouter de la musique, fut-elle muette, sur un tempo lent, eux qui savaient prendre le temps d’écouter et d’apprécier. Mais alors, comment interprétait-on une nouba entière. Je suis tenté de demander à un orchestre sana (Ecole d’Alger) d’exécuter la nouba zidane aussi lentement qu’il le pourra en jouant le m’saddar tahyâ bikoum koullou ardin tanzilouna bihâ (Vous vivifiez tout pays où vous arrivez) en n’accélérant pas le tempo lors des réponses mélodiques. La fantasmagorique théorie d’une nouba pour chaque heure n’a qu’à bien se tenir.

Le deuxième cas est le changement de rythme et de mesure lors de la réponse mélodique dans le m’saddar de l’Ecole de Tlemcen et c’est le cas le plus intéressant. Je ne crois pas qu’il faille retenir comme hypothèse que cela ait été pensé pour délasser. Le tempo aurait pu être tout simplement accéléré en conservant à peu près le même rythme. Je crois plutôt que c’est pour résoudre un autre problème. Celui de la non complétion de la mesure 16/8 du m’saddar. Ce même problème existe dans certains m’saddars constantinois. En ne changeant pas de rythme ni de mesure, l’amorce du vers suivant par rapport au rythme se situe différemment et le décalage s’intensifie au fur et à mesure que le m’saddar se déroule.

Pour certains m’saddars constantinois, le problème est assez facile à résoudre. C’est le cas de Selli houmoumek fi de-l-ξachiyya  dans la nouba raml. La mélodie se termine par une note soutenue qu’il faut juste savoir raccourcir pour reprendre normalement le rythme. Pour d’autres m’saddars, la technique ne donne aucun résultat et je ne peux envisager que deux explications possibles. Ou bien la mélodie a été travestie, ce qui a fait en sorte qu’elle ne se superpose plus parfaitement à son rythme. Ou alors, le prétendu rythme affecté à cette mélodie n’est pas le bon. En effet, certains m’saddars se révèlent, après investigation, être des récupérations de pièces musicales de rythme 8/8 qu’on a triturées pour les transformer en ms’addars de mesure 16/8. La raison la plus plausible serait la volonté de pallier un manque en pièces musicales de ce mode. Cela a été récemment le cas pour la nouba dheïl et la nouba mezmoum de Constantine, pour laquelle sont devenus m’saddars des dardj (8/8) et des enqlâb (4/8)3. Lors de mes recherches, je rencontre souvent des cas pour lesquels il m’est impossible de trancher. Dans ce genre de situations, je m’impose une règle à laquelle j’invite tout le monde : il vaut mieux laisser une situation avec ses erreurs actuelles plutôt que de la corriger sans la comprendre.

L’idée de transformer ces pièces n’est pas à rejeter juste parce qu’elle change des choses, mais des problèmes surgissent lors de  la transformation de ces pièces. En plus du problème rythmique dont je parlais, la mélodie, initialement composée pour être jouée sur un tempo rapide, donc avec peu de sophistication, devient lente. Les musiciens sentent un vide mélodique terrible qui ne peut que les inciter à orner et donc à travestir. Au lieu de transformer des pièces existantes, ce qui équivaut à déshabiller Pierre pou habiller Paul, pourquoi ne pas composer de nouvelles pièces en commençant par las manquantes ? Cheikh Abdelkader Toumi-Siaf (1906-2005) à qui j’avais posé le problème à maintes reprises était dubitatif. « Quelle ingéniosité serait capable de composer des pièces aussi belles que celles que nous chantons ? », me demandait-il. Je ne crois pas qu’il faille absolument composer des pièces qui traduisent l’esprit esthétique qui régnait en al-Andalus. L’environnement esthétique et culturel, sonore notamment, est aujourd’hui totalement différent. Des expériences sont tentées ça et là mais elles sont loin de recueillir le consensus des musiciens.

Ces anomalies peuvent être des inversions des temps forts par rapport aux faibles (Ecole d’Alger), des décalages d’entrée de pièces (problèmes d’anacrouse) ou de bouclage de mesure (mesures incomplètes non rattrapées dans l’Ecole de Constantine). Ce dernier cas est spécifique aux m’saddars constantinois de mesure 16/8.

Une autre lecture rythmique de cette pièce musicale (Min tilka-ad-diyâr) est possible. J’y vois une cassure qui représente l’accident qui survient et qui bouleverse le calme de la vie des gens d’al-Andalus. C’est le thème central du poème et on peut penser que le compositeur et le poète ne font qu’un. Fort probable, car la spécificité du muwashshah ou du zadjal est que le poème est écrit pour être chanté sur une mélodie déjà composée. Les mètres classiques arabes ne suffisant pas, on a du les transgresser. Mieux, lorsque la mélodie est plus longue que le vers, on remplit d’interjections et de formules extatiques comme ya lalân. Avec les poèmes arabes classiques, c’était l’inverse. La poésie primait sur la mélodie et la devançait. Cela veut dire que les gens d’al-Andalus étaient plus musiciens que poètes.

Cela me rappelle une anecdote. De visite à Constantine, des enseignants du Conservatoire de Grenoble ont été escortés par deux personnes qui leur ont expliqué que, dans la musique andalouse, les paroles priment sur la mélodie. L’ignorance peut être pardonnable en soi mais elle ne peut pas l’être lorsqu’elle est associée à la vantardise. Le jumelage Constantine-Grenoble aura eu le mérite de démontrer, ab absurdo, que le fameux slogan algérien « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » n’a pas eu de prise sur la ville. D’ailleurs, on a eu raison de démolir les remparts de Constantine au début du XXe siècle car ils ne servent plus à rien. Aujourd’hui, la citadelle est assiégée de l’intérieur et qui s’y perche s’y pique.

Penchons nous un peu sur notre Andalus perdu. Ce que les gens d’al-Andalus ont perdu ce ne sont pas les arbres, les jardins et les rivières. Tout cela existe au Maghreb, le climat est sensiblement le même, et les territoires sont même plus étendus. Les gens d’al-Andalus ont perdu la mixité et la cohabitation des races et des religions. Un mélange favorable et indispensable à l’épanouissement et à la production. Sur le sujet des raisons de la défaite, ce n’est pas la musique qui en est à l’origine. Encore moins l’image d’un Andalus caricaturé par certains sous des traits de luxure. Ce qui a causé la perte d’al-Andalus ce sont la jalousie et la trahison qui ont poussé à comploter pour destituer son voisin même quand ce voisin ne vous menace pas. La grande armée de Grenade, sous Boabdil, a été quasiment décimée suite à la trahison d’un Grenadin musulman qui avait prévenu l’ennemi avant la bataille de Lucena en 1483. Cette grande armée n’a jamais pu être reconstituée et, un peu moins de neuf ans plus tard, la ville se rendait à ses assiégeants par manque de vivres. C’en était fini de Grenade et d’al-Andalus.

Notre musique est riche et sa richesse nous échappe encore, bien que nous disions en être au courant. Il est malheureux de constater que les intervenants, lors des colloques et congrès, se contentent de ressasser et de seriner des choses que personne ne remet en cause. On continue à croire que Ziryab a composé vingt quatre noubas alors qu’il est mort deux siècles avant l’apparition du muwashshah et du zadjal. Notre Histoire mérite d’être revisitée et nous gagnerions à la démystifier pour comprendre les vraies raisons de notre décadence après notre essor. Il n’est pas trop tard pour renouer avec les bonnes traditions d’al-Andalus en faisant plus de place à la valeur et au mérite et un peu moins à la flatterie et au favoritisme. Mais aussi en nous ouvrant plus sur les autres et en acceptant la modernité. La musique andalouse doit être préservée, les compositions et les musiques nouvelles doivent également avoir leur place. Nos aïeux disaient bien : الجديد حـبـّه و الـقـديـم لا تـفـرّط فـيه : Aime ce qui est nouveau mais n’abandonne pas ce qui est ancien. A bon entendeur.



Notes :

1. Rapporté dans le quotidien L’Index n° 1064 du 11 avril 2011. p.9.

2. La traduction est de l’auteur de l’article.

3. Abû ξAbd-illâh Mohammed b’nou Abî al-Hasan ξAlî, dit Boabdil. Né à Grenade en 1459, mort à Fès entre 1528 et 1533.

4. Cf. Kaddour Darsouni, Recueil des poèmes de la musique andalouse Malouf de Constantine, à compte d’auteur, Constantine, 2007.




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