samedi 22 mars 2008

La déperdition qualitative de la musique andalouse (suite et fin)

Partie 2/2 : Catalyseurs et propositions

Par Hichem Zoheïr ACHI.

Quelques catalyseurs de cette forme de déperdition qualitative


1. L’absence de référence et la multiplication de référents

1.1. La raréfaction des maîtres.
Tout légitime qu’il soit, le débat sur la dénomination « cheikh » ou « maître » n’est pas le propos. Je ne vais donc pas polémiquer maintenant en en attitrant tel musicien ou tel autre. Par ailleurs, le devoir de vérité m’oblige à dire qu’aujourd’hui certains « jeunes » musiciens possèdent les qualités nécessaires pour mériter le titre de cheikh. Plus haut la main que beaucoup de leurs aînés.
D’autres, plus nombreux, ont un répertoire plus ou moins étendu mais peuvent difficilement jouer une pièce en respectant sa mélodie originelle, avec toute la relativité qu’imposent les limites de la mémoire humaine. Difficulté due au fait que leurs sources sont généralement des enregistrements à caractère commercial, peu soucieux d’une quelconque authenticité. Les anciens maîtres avaient de remarquable que, même s’ils ne pouvaient pas expliquer le pourquoi, ils se rappelaient le comment et le transmettaient, à peu près, tel quel…
C’est de la raréfaction de ce type de maîtres que je parle.

1.2. L’essoufflement des méthodes traditionnelles de transmission.
La pratique autonome de la musique andalouse, c’est-à-dire celle qui est le premier pas vers la maîtrise, requiert au préalable une ascèse basée sur l’écoute puis la pratique chorale (khmâssa) et instrumentale. Croire que la seule discographie des quarante dernières années, qui ne puise dans le répertoire classique qu’avec parcimonie, peut dispenser des autres formes d’enseignement est une erreur. Le maître, ou l’enseignant, a de plus que les supports audio, qu’il sait quand s’arrêter pour rectifier les inévitables erreurs des débutants. Par ailleurs, il est toujours plus facile pour un musicien d’apprendre une pièce qu’il ne connaissait pas que d’en corriger une qu’il a apprise sur de fausses bases.
Nonobstant, la disponibilité à la consommation d’autres formes musicales étrangères (sans connotation xénophobe) ainsi que la banalisation des emprunts multiformes que leurs font nos musiciens, donnent à croire que la pédagogie des méthodes traditionnelles de transmission n’est plus à même de répondre efficacement aux défis auxquels est confronté ce patrimoine musical.

1.3. La déconstruction des structures musicales des khouân.
Parmi les raisons de cette déconstruction, la non transmission intergénérationnelle des répertoires musicaux, mélodiques en l’occurrence [14], comme il en a été pour la zaouïa Hansâla qui a eu pour qassâd (répétiteur, chanteur) cheikh Ahmed Bestandji (1875-1946) de 1926 à sa mort. Un des plus grands maîtres âla, au sens de détenteur, dont se souviennent les musiciens de Constantine. Cette zaouïa qui possédait le répertoire le plus volumineux a fini par « fermer ses portes ». Egalement la délocalisation des cheikhs ou la démonopolisation musicale forcée de la zaouïa par la prolifération d’orchestres se réclamant trop vite de la confrérie. C’est le cas de Aïssaoua. S’ajoutent à cela des raisons d’ordre structurel ou relevant de la philosophie et de la mystique, du moins dans l’interprétation des choses. Pour exemple, certains khouân soutiennent, dans un mea culpa fataliste, que la délocalisation de cheikhs ou la tombée en désuétude de certaines zaouïas est à considérer comme une sorte de punition divine suite à leur déviation de leur voie principale…

2. Les manipulations simplistes

Quelques exemples :

2.1. Les enregistrements entrepris par le ministère algérien de la culture en partenariat avec l’ONDA (Office National des Droits d’Auteurs et droits connexes)
à la fin des années 1990, dans un but de sauvegarde, ont été mal préparés par les orchestres constantinois. L’introduction à tous vents de pièces étrangères dans le répertoire malouf a fait en sorte que certaines noubas enregistrées comptaient pas moins de cinq toubou’ distincts ne s’accommodant pas les uns des autres. Sans parler des mesures incomplètes non rattrapées et des cassures rythmiques assez fréquentes.

A noter qu’à ce stade de la conservation, le mélange de toubou’ dans une même nouba n’est pas le plus grave. Les pièces pouvant ultérieurement être identifiées puis replacées là où elles doivent l’être. Ce qui est, par contre, grave et dangereux, c’est d’enregistrer pour la postérité des pièces censées être traditionnelles en opérant dessus toute sorte de « manipulations » mélodiques et rythmiques. Manipulations souvent décidées ad hoc, pour contourner, par exemple, une transition difficile d’une mesure à une autre.

2.2. Cheikh Abdelkader Toumi Siaf (1906-2005)
dont j’ai reçu un enseignement que je ne renie pas, et dont le répertoire était quasi incommensurable, encourageait l’emprunt de pièces au répertoire san’a d’Alger. Des pièces dont les équivalentes typiquement constantinoises existent souvent dans le répertoire malouf et que le cheikh connaissait parfaitement. Preuve en est que, dans beaucoup de cas, c’est lui-même qui me les avait enseignées ou divulguées. Pour ses détracteurs, ce n’était rien d’autre que de l’aliénation. Pour ma part, sans aller jusque là, c’était un sujet sur lequel je ne le rejoignais pas. Les avis de ses principaux autres disciples sont, eux, mitigés sur ce sujet mais bon nombre d’entre eux ont continué sur cette course à l’emprunt.

2.3. Cheikh Kaddour Darsouni
-de son vrai prénom Mohamed- (1927-), bien qu’il soit considéré comme l’un des derniers grands conservateurs et surtout transmetteur de la nouba telle qu’il l’a apprise auprès de ses maîtres, a repris dans son recueil [15] ces idées pour le remplacement des pièces manquantes du répertoire de Constantine. Cas parmi d’autres, l’emprunt à la nouba hsin d’Alger du dardj de mesure 4/4 « al wardou yaftah fil khoudoud » et son intégration à la nouba hsin saba en transformant sa mesure en 8/8 [16]. Nouba malouf qui n’en a nul besoin vu sa richesse en drâdj constantinois de même mesure.

Autre exemple, la transformation de quelques enqlâbâte [17] de mesure 2/4 ou 4/8 en msaddrâte de mesure 16/8 avec tout ce que cela entraîne comme élongation de phrases musicales composées pour être jouées sur un tempo pouvant difficilement permettre la profusion mélodique. Il se peut que l’idée de l’emprunt soit défendable, il n’en demeure pas moins que ce genre d’actions risque, à la longue, de fusionner les trois Ecoles algériennes de musique andalouse et, par conséquent, d’appauvrir le répertoire musical andalou algérien en restreignant sa diversité.

3. L’inadaptation des lieux de pratique musicale

Si la révolution industrielle a scindé la journée en « temps de travail » et « temps de loisir », l’on se doute bien que les musiciens constantinois de l’époque ne s’en soient pas vraiment formalisés, la conjoncture aidant. La pratique musicale a quand même fini, peu après l’indépendance, par se réduire a des formes très simples, voire secondaires, comme au sein des associations musicales. La disparition de lieux de pratique musicale abondante comme les m’hâl et les f’nâdaq [18], autrefois cénacles de confrontation des répertoires et pépinières de maîtres, a laissé un vide qui n’a pas encore de palliatif.

Aujourd’hui la plupart des sociétés musicales tiennent leurs séances pratiques dans les centres culturels et autres maisons de jeunes où le volume horaire qui leur est alloué (quatre heures par semaine en moyenne et en fin d’après-midi) reste insignifiant au regard de l’importance quantitative du répertoire à visiter ou à revisiter.

Quelques propositions

a. Colloques et symposiums
Thématiques par souci d’efficacité, indépendamment de ce qui se déroule habituellement « en marge » des festivals. Puisqu’il a été question de rythmes, les symposiums auront notamment à trancher sur la question des anomalies et des incongruités rythmiques présentes dans les trois Ecoles.

Il faudra aussi associer à ces programmes d’études des historiens et ethnomusicologues médiévistes. Les influences réciproques de la musique andalouse et de la musique médiévale sont très mal connues et je suis persuadé que la confrontation des deux permettra de comprendre beaucoup de choses qui nous échappent encore.

b. Ateliers de formation continue et master classes à destination des formateurs
Une des tâches les plus compliquées à mener. La susceptibilité des formateurs autoproclamés maîtres à tort ou à raison, rajoute à la complication. Il faudra quand même le faire. Du moins le tenter.

L’enseignement des rudiments de la musique andalouse à l’école publique a, quant à lui, fort heureusement trouvé écho auprès de l’actuel gouvernement.

c. La transcription du répertoire est-elle vitale ?
Bien sûr que non. Cela dit, le sujet a déjà beaucoup fait parler et cela va certainement durer quelque temps. Tant mieux car la transition d’une oralité plus que millénaire à un écrit qui, visiblement, ne possède pas encore tous les outils d’une destitution à son profit, ne peut pas se faire en quelques années seulement. Le risque est trop grand de commettre des erreurs irréparables. Je reste quand même optimiste quant à l’issue de cette phase de transition à condition, toutefois, que le débat prévale sur la polémique.

Personnellement, je n’ai jamais parlé de transcrire pour transmettre en tuant l’esprit d’improvisation, essence même de la musique andalouse, mais pour éviter l’altération et le travestissement de ses mélodies et de ses rythmes et également pour élargir le cercle de sa consommation à d’autres peuples [19]. Car j’ai l’impression, loin de toute nostalgie paralysante, qu’avec notre génération, quelque chose est en train de se terminer…

Ce quelque chose pourrait être la pureté des écoutes ou l’absence de « pollution auditive ».

Idéalement, il faudrait tout juste une transcription de squelettes, de bribes. Je crois même que cela est impérativement à limiter de la sorte. Tout aussi nécessairement, l’éveil et l’apprentissage musicaux des enfants doivent être procédés oralement durant les premières années afin de développer chez eux ce fameux esprit d’improvisation.

J’avais appelé l’ensemble de ces squelettes une « matrice » [20] à cause de leurs caractéristiques intrinsèques favorables au développement et à l’enrichissement durant le jeu musical, bien que ceux-ci soient traditionnellement codifiés sans être figés. Pragmatiquement, cette transcription pourrait se faire en adoptant les systèmes dits universels mais en les adaptant à nos besoins. D’autres systèmes de transcription ou de codification sont également envisageables.

d. La composition de nouvelles pièces, de nouveaux genres.
Des tentatives ont déjà vu le jour çà et là. A ceux qui s’y opposent en prétextant que les nouvelles pièces composées ne pourront jamais avoir la même consonance que les anciennes, je réponds qu’il serait totalement absurde d’attendre d’un compositeur contemporain qu’il fasse exactement la même chose que ses homologues d’il y a plusieurs siècles.

De toutes les manières, le contexte, qui influe inexorablement sur la composition, étant tout à fait différent, l’on ne pourrait pas composer ces mêmes « choses » combien même on le voudrait. Néanmoins, il nous appartiendra de décider si ces nouvelles musiques pourront s’appeler « malouf » ou s’il faudra les désigner par des néologismes.

e. Faut-il une nouvelle institution publique ?
Je ne le crois pas. Il faudrait plutôt une sorte de cellule de réflexion mais aussi d’action qui pourrait être ultérieurement élargie. L’explicitation de ses objectifs et de ses outils est fondamentale. Un minimum de background culturel est également requis de ses membres afin d’éviter les erreurs du passé où l’on aura vu des institutions consultatives locales se prendre pour un comité de fêtes en se bornant à organiser des galas, faute de n’avoir rien de mieux à proposer.

Cette cellule aura à penser puis à proposer une méthodologie pratique pour poser les jalons d’un repositionnement de la musique andalouse dans les champs culturels algérien, maghrébin et méditerranéen. D’aucuns diront que des actions sont actuellement entreprises par le gouvernement. Oui, mais parce que insuffisamment concertées, ces actions sont assez ambiguës. Les objectifs manquent de clarté en ce sens qu’ils ne s’inscrivent pas dans une vision à long terme pour une efficience durable dans le temps. Spatialement, elles se limitent à l‘Algérie alors qu’elles devraient être beaucoup plus étendues. Ma vision de cette entreprise sera exposée aux lecteurs dans un article à part.

Conclusion

Par le fait de l’absence ou de la rareté d’expressions musicales concurrentes dans le passé, la musique andalouse a bénéficié d’une période de répit qui aura permis, à défaut de la valoriser, de faire sommairement le point sur l’état des lieux. La déperdition de ses repères mélodiques et rythmiques, donc de sa qualité, a pris de l’ampleur avec la démocratisation des moyens de diffusion et d’écoute. Avec les effets attendus négatifs qu’entraînera la mondialisation sous ses formes nouvelles, le déferlement de musiques exogènes notamment, elle va probablement s’accélérer et, si rien n’est entrepris, il faudra s’attendre à ce qu’il y ait de moins en moins de musiciens capables d’exécuter le répertoire en respectant les rythmes ou d’interpréter explicitement les toubou’ faute de savoir les différencier. Cela a déjà commencé et peut se remarquer aisément en écoutant les soli instrumentaux non rythmés (istikhbârâte) des instrumentistes constantinois dont l’orientalisation est évidente.

Situation préoccupante mais pas désespérée. Je sais pertinemment qu’une pièce que nous écoutons aujourd’hui n’est pas nécessairement en tous points identique à ce qu’elle était du temps de sa composition, il est même presque certain qu’elle ne le soit pas. L’innovation n’est pas mauvaise en soi lorsqu’elle est la manifestation d’une naturelle évolution. Il est à déplorer, cependant, que cela se passe de nos jours un peu trop vite et sans laisser à la musique le temps de continuer à mûrir. Les innovations actuelles ont lieu dans un esprit d’appauvrissement et non d’enrichissement. Nos musiciens ne devraient pas toujours rechercher la facilité avant toute autre chose. Au-delà de la mission dont ils se sont tacitement investis en versant dans ce patrimoine, ils devraient garder à l’esprit que cette musique est savante et que les choses savantes sont toujours complexes.

Notes et références

[14] Ce sont, bien sûr, les mélodies qui sont le plus concernées par la déperdition. Les textes poétiques, chantés ou non, nous sont parvenus grâce aux recueils (sfîna, plur. sfâyen, litt. barque, bâteau) légués par les musiciens de Constantine. La justesse terminologique, linguistique et métrique de ces textes est plus ou moins fiable selon leurs rédacteurs.

[15] DARSOUNI, Kaddour. « Recueil des poèmes de la musique andalouse. Malouf de Constantine », Ouvrage édité à compte d’auteur, Constantine, 2005.

[16] DARSOUNI, Kaddour. Op. cit., p. 45.

[17] Enqlâbâte (sing. enqlâb, litt. renversement) : pièces non incluses dans la nouba classique, regroupées en « noubas des enqlâbâte » ou en suites nommées « snîslât », litt. chaînettes.

[18] Mhâl et fnâdeq, plur. de mhal (litt. boutique) et de foundouq (litt. auberge, caravansérail).

[19] cf. ACHI, Hichem Zoheïr. « Pour une transcription non limitative de la musique classique algérienne. Approche d’une chronologie de mise au point d’un système de notation musicale adapté. », Journées d’Etudes de Tipaza, Tipaza, 6 avril 2006.

[20] cf. ACHI, Hichem Zoheïr. « L’Ecole de Constantine, naissance et évolution. », Semaine portes ouvertes sur Constantine, Constantine, 10 avril 1996.

1 commentaire:

Anonyme a dit…
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