mercredi 25 juillet 2007

La dynamique comme postulat pour la musique savante andalou maghrébine

Par Hichem Zoheïr Achi, chercheur.
3ème Forum de la Musique Savante Maghrébine, 30 sept. 2004 à Constantine.

Lorsqu’on se passionne pour un domaine technique, en l’occurrence les toubou’ de la musique savante andalou maghrébine l’on se heurte à un refus teinté d’une filigrane d’ignorance dissimulée avec peine et l’on se rend compte que la conception même de cette musique est erronée chez la majorité des intéressés.
On est alors contraint de marquer une pause afin de tenter de casser les tabous, frein à tout travail de recherche sensé devoir être sereinement mené.
Aujourd’hui encore je m’attaque à l’idée de ‘‘staticité’’ de cette musique, me limitant, par souci de brévité et d’efficacité, à l’Ecole de Constantine comme terrain d’étude.
Tenter de casser cette staticité revient à démontrer son phénomène inverse : la dynamique.

I Dynamique de la musique
M’intéressant surtout au malouf (ou à ses équivalents dans les autres Ecoles du Maghreb), je me limiterai à la nouba comme terrain d’étude.
En effet, d’autres genres musicaux, notamment ceux originellement accompagnés seulement des percussions et de la khmassa (chœur), ont été progressivement adoptés par l’orchestre classique âla.
C’est le cas des zdjoul et des mhadjez.

II Dynamique de la nouba
Par dynamique nous entendons que telle qu’elle nous est parvenue, la nouba est différente de ce qu’elle était en Andalousie.

II.1 Dans sa structure poétique
1. La poésie arabe classique s’est vue concurrencer et supplanter par le mouachah, structure poétique qui a révolutionné la musique andalouse.
2. Quasiment de même à l’arrivée du zadjal. Ceci n’est pas une litanie, ces deux genres poétiques mis côte à côte permettront d’émettre des hypothèses sur la genèse la plus logique du terme malouf.

II.2 Dans le type de noubas
La nouba des mouashahate et la nouba malouf
Malouf est une appellation qui, pendant longtemps, a été le sujet d’une polémique dont la relance ne sera pas exclusivement le propos.
A la base des dissensions : les deux racines possibles en arabe.

· Une première hypothèse selon laquelle malouf signifierait : habituel.
Elle se base sur le fait que malouf est un adjectif du verbe arabe alifa qui signifie : s’habituer, apprivoiser.
Constituée, à l’origine, de mouachaĥate et de poèmes classiques, la nouba, en intégrant le zadjal, genre moins noble, aurait été altérée.
Le terme malouf aurait alors été employé pour distinguer entre les deux genres poétiques.

· Une deuxième hypothèse, selon laquelle malouf signifierait : composé, ne se basant pas sur la langue. On a vite fait de l’abandonner car le verbe arabe allafa (litt. : composer, concilier) a pour adjectif : mouallaf et non pas malouf.

· Une troisième hypothèse que j’ai émise antérieurement avait été dictée par la variété des genres musicaux à Constantine : devant l’apparition de nouveaux genres tels le ăroubi, le ĥawzi, le maĥdjouz (apparu vraisemblablement avant la nouba mais ne gagnant l’auditoire citadin musulman qu’à partir des années 1940), la distinction s’imposait.
L’appellation malouf signifiant : habituel, aurait alors été adoptée.

· Enfin une quatrième hypothèse me paraît maintenant être la plus plausible.
Après la chute de Séville (1248), de Jerez (1264) et de Cadix (1264), Grenade était le dernier bastion andalou encore aux mains des musulmans (l’expulsion définitive des morisques n’ayant eu lieu qu’au début du XVIIè).
Les musulmans et le les juifs qui tentaient de rester, advienne que vaille, s’y réfugièrent (1), arrivant de toutes les contrées de la péninsule ibérique.
Un style composite y vit le jour, fruit de la rencontre de toutes les Ecoles musicales encore représentées.

Le terme malouf aurait alors été adopté pour distinguer entre suite de mouachaĥate et suites composites de mouachaĥate et azdjal qui sont les noubas classiques constantinoises actuelles, exceptées les noubas des enqlabat (2).
Cette distinction est d’ailleurs inlassablement rappelée dans tous les recueils de textes tunisiens et libyens (3).

A noter au passage que malouf désigne également un oiseau métis : le malinois.

Cette hypothèse, si elle était vérifiée, bousculerait bien des idées acquises sur la formation du répertoire de l’Ecole de Constantine et, peut être même, celui des autres Ecoles du Maghreb.

Ceci pourrait induire qu’une partie plus ou moins importante du répertoire constantinois n’aurait été acquise qu’entre la fin du XVè –JC- et le début du XVIIè...

Ceci me tente de penser, par la même occasion, que ce terme n’est apparu qu’après les fuites massives des andalous vers le Maghreb.
S’il était apparu avant, il serait probablement encore usité dans les autres Ecoles.

Constantine, à l’instar de la Tunisie et de la Libye, étant la seule Ecole algérienne à désigner ce genre par ce nom, on pourrait s’aventurer à situer son apparition vers l’époque Hafside (1229-1534).

Par ailleurs, Séville à laquelle on rattache habituellement l’Ecole de Constantine en se référant aux descriptions de Tifachi (4), est tombée en 1248. Ce qui voudrait dire que la nouba était déjà connue à cette époque et que le style composite en question aurait commencé à venir, deux siècles et demi plus tard pour se poursuivre pendant cent vingt ans environ. Prenant tout de même en compte le ralentissement (ou l’arrêt…) occasionné par les troubles qui ont suivi la prise de Constantine par les Ottomans (5).
Rénovation peut être mais certainement enrichissement du répertoire classique constantinois.

II.3 Dans l’organisation de ses mouvements
1. Les mouvements (certains ethnomusicologues préfèrent plutôt parler de rythmes) de la nouba, vraisemblablement trois à l’origine, passèrent au nombre de quatre : ath-thaqil-al-awwal, ath-thaqil-ath-thani, al-fouroudacht et al-hazadj. Dans certains types de noubas, on en rajouta un cinquième : al-moustazad.

3. Les noms des cinq mouvements furent rebaptisés (ou remplacés par) respectivement : mçaddar, btaïhi, dardj, ensraf et khlass.

II.4 Dans son instrumentarium et dans la vocation de ses instruments
1. Des instruments ont totalement disparu, comme le sabati, al-djanah ou al-shabbab (qui n’est pas le djaouaq actuellement utilisé à Constantine).
2. D’autres ont été intégrés bien après, tels la derbouka, les violons et la zorna. Cette dernière ayant été tolérée dans l’exécution de certaines pièces du répertoire classique.

3. D’autres, enfin, ont vu leur vocation originelle muter. C’est le cas du rebeb qui a progressivement cédé sa fonction rythmique à la derbouka pour grossir, quant à lui, le rang des instruments mélodiques.

II.5 Dans le nombre de noubas
Parler de la dynamique dans le nombre de noubas nous amène forcément à un passage obligé : les vingt quatre noubas.

Le mythe des vingt-quatre noubas
Il est aujourd’hui communément admis qu’il y avait en Andalousie vingt quatre noubas qui correspondaient aux vingt quatre heures du jour et de la nuit.
Cette théorie, si s’en était une, est largement inscrite dans la conscience collective des communautés artistiques maghrébines et même chez les non maghrébins qui s’intéressent un tant soit peu à cette musique.

Si une étude critique et rationnelle de ce sujet est faisable, remettre en question la théorie, dans une société de culture orale, reste par contre assez difficile à réaliser au sein d’une communauté musicienne largement annihilée par l’oralité et conséquemment léthargique.

Ce mythe a été en fait étayé par quelques orientalistes, notamment les travaux de Jules Rouanet qui, vraisemblablement confronté au manque cruel d’écrits sérieux sur ce sujet, a dû se limiter à la version donnée par les ‘’maîtres’’ consultés pour les besoins de son étude, elle-même partie de l’Encyclopédie de Lavignac (6).

Cette théorie est totalement infondée et il suffit de se pencher sur certains éléments dont les suivants :

1. Dans les tous les anciens ouvrages où il est cité, le chiffre vingt quatre n’est jamais associé aux noubas mais aux toubou’, la nuance est de taille. Jules Rouanet ayant été le premier à franchir, un peu trop facilement, ce pas.

D’ailleurs, il suffit de dire que le tab’ Saïka (par exemple) ne figure pas sur ledit arbre symbolique.

2. Le terme Saâ (litt. : heure, moment), aussi bien dans l’arabe classique que dialectal, peut prendre plusieurs sens, tous relatifs au temps mais signifiant des durées différentes.

3. La durée relative d’exécution d’une même nouba, si l’on se conforme à son thème, varie d’une saison à une autre. Le cas le plus illustre est certainement celui de la nouba raml-al-kabir (raml-al-âchya à Tlemcen) qui serait exécutée du milieu de l’après-midi jusqu’au crépuscule du coucher du soleil. La variation relative de cette durée entre les deux solstices et les deux équinoxes jette un sérieux doute sur ladite théorie.

C’est également le cas d’une non moins prisée nouba constantinoise : la nouba Maya-açl (7).

4. Si l’on se fie à cette même théorie, certaines noubas n’auraient étaient exécutées que pendant le déjeuner, le dîner, les prières, le sommeil et autres activités de la vie quotidienne, activités certes banales, mais tout aussi indispensables que la musique.

Cela reviendrait à dire, en somme, que la vie en Andalousie se résumait à la pratique ou à l’écoute musicale, ce qui serait ridicule si l’on connaît l’ampleur du legs andalou à l’humanité, aussi bien artistique que scientifique ou philosophique.

Après cela, il commence déjà à être suffisamment clair que le nombre de noubas n’a jamais été définitivement fixe, même s’il est aisément pensable qu’il devait être, à l’apogée de la civilisation andalouse, beaucoup plus important qu’il ne l’est aujourd’hui…

II.6 Dans les toubou’
Les toubou’ sont également concernés par la dynamique.
Et pour cause :

1. Le nombre de toubou’ a changé. Dans l’arbre symbolique des toubou’, il est de vingt quatre (à noter que ce nombre est admis non pas seulement à Constantine mais dans tout le Maghreb).
J’ai pu en répertorier 29 à Constantine (8), rien que dans le répertoire classique.

2. Certains toubou’ ont disparu ou presque, c’est le cas du rahawi et quand je parle du rahawi j’invite les théoriciens et les praticiens à ne plus confondre entre rahawi, nahawend et nawa-athar (9), comme c’est le cas aujourd’hui.

3. D’autres ont connu une mutation due aux défaillances de la transmission orale ou à une interprétation altérée (parfois même volontairement dans un souci de non-divulgation des connaissances) de la part de certains ‘‘maîtres’’. D’autres encore ont été introduits ultérieurement.

Le cas du djarka à Constantine est assez édifiant. On n’en connaît plus que quelques draj et quelques ençrafat que j’ai présentés et exécutés à la radio locale (10).

Ce tab’ a pour tonique le FA (si l’on admet par simplification que dheïl correspond à DO) qui s’appelle d’ailleurs djarka et non pas mezmoum, la note mezmoum n’existant pas. Les écarts entre les stations de ce tab’ ont été altérés. En fait, descendant jusqu’au DO avant de revenir à sa tonique, il s’est vu fixer le MI bécarre (qui n’y était même pas admis en tant qu’altération) au lieu du MI bémol.
Résultat : un air beaucoup plus proche du dheïl que du djarka et une classification à part, nécessairement erronée.

Conclusion
Si l’on admet le postulat de la « dynamique de la musique savante andalou maghrébine » on se dirigera vers un tournant dans la recherche.

De fait, les témoignages vivants, cesseront de constituer la quasi-totalité des références. Ce qui marquera la fin du règne exclusif de l’oralité pour un… retour à l’écrit comme au temps des splendeurs de l’Andalousie.

Car, finalement, n’est-ce pas là ce que nous recherchons tous ?

Notes
(1) L’expulsion définitive des morisques n’ayant eu lieu qu’au début du XVIIe.
(2) Un type de noubas a relativement échappé à cet engouement pour le mélange : la nouba des enqlabat.
(3) Dans ces recueils les noubas malouf sont séparées des noubas de mouachahat. Ces dernières sont, d’ailleurs, les seules qui comptent des pièces contemporaines, voire des noubas entières telle la nouba mouachahate tunisienne en tab’ nahawend composée par Khémaïs Ternane (1894-1964).
(4) Ahmed ibn Yusuf Al-Tifachi (1184-1253) était surtout connu pour ses recherches sur l’hygiène sexuelle ainsi que pour son traité de gemmologie.
La découverte récente d’un manuscrit d’Al-Tifashi donne une explication du développement de la musique andalouse à travers les grands musiciens qui l'ont progressivement transformée. D'après ce manuscrit, c’est Ibn Bajja (Abu Bakr ibn Al-Sāigh, latinisé en Avempace, m. 1138) qui serait le principal acteur de la structuration de cette musique.
Ibn Bajja aurait été le premier à utiliser en même temps les techniques de chant orientales et occidentales. Ce métissage forgera la spécificité de la musique andalouse par rapport à la musique arabe orientale. Al-Tifashi met également en avant l'évolution continue de la musique au cours des siècles, jusqu'à sa structuration en nouba, sans pour autant occulter le rôle primordial de Ziryab (789-857).
(5) L’année exacte de la prise de Constantine par les Ottomans reste, à ce jour, un sujet de discorde entre historiens même si beaucoup la situent en 1525.
(6) ROUANET, Jules : La musique arabe dans le Maghreb ; in Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire ; sous la direction d’Albert LAVIGNAC ; Librairie Delagrave, Paris 1922, pp. 2813 à 2944.
(7) La nouba maya-açl, plus connue sous le nom de layali essourour, du nom de la première pièce mesurée et chantée, a pour chrono thème le lever du jour.
(8) Un tab’ étant comptabilisé à partir du moment qu’il compte au moins une pièce chantée en mesure. La liste n’est, bien entendu, pas définitivement close.
(9) Le tab’ nahawend est surtout présent dans le répertoire haouzi et âroubi sous forme de istikhbarat (improvisations vocales ou instrumentales non rythmées) ou il est souvent mélangé avec le nawa-athar ou bien sous forme de quelques mélodies adoptées par la âla à partir du début du XXe. Quant au rahawi il en subsiste quelques rares pièces disséminées dans la nouba raml-maya.
(10) Emission Laouma houakoum du vend. 06 juin 2003 sur Radio Cirta FM, thématique et co-animation par Hichem Zoheïr Achi.