jeudi 30 juin 2011

Peut-on composer de nouvelles pièces pour la musique andalouse ?



L’actuel répertoire de la musique andalouse est comparable à une corbeille de fruits qui se vide à des allures variées mais qui n’est plus alimentée depuis longtemps. Au regard de ce fait unanimement admis, doit-on composer de nouvelles pièces ou alors se contenter de jouer celles que nous ont léguées les générations précédentes ?

La question n’est pas facile à trancher. Les vieux maîtres ont souvent composé. Cheikh Larbi Ben Sari de Tlemcen avait composé un hawzi après son grand pèlerinage à la Mecque, connu sou le titre de : Hanîna yâ hanînâyâ. Ce hawzi est chanté, de temps à autre, par les associations tlemceniennes de musique andalouse. Cheikh Abdelkrim Dali avait aussi composé un hawzi après son pèlerinage : Al Hamdu lillah nelt qasdi webleght m’naya mais il n’est repris par personne. Plus récemment, Cheikh Mohamed el Ghafour de Nedroma (Ouest algérien) a composé une chanson populaire sur la réconciliation nationale initiée par le président Bouteflika pour mettre fin à la guerre civile algérienne des années 1990. Cependant, aucune trace ni témoignage n’indique qu’ils aient « osé » le faire pour le répertoire classique, c’est-à-dire pour la nouba.

Ce qui pousse à être contre la composition

Le caractère quasi sacré du malouf (et du répertoire classique maghrébin dans son ensemble) et la sensation que les générations tardives ne sont pas à la hauteur de celles considérées comme références, font en sorte que l’ensemble que les vieux maîtres sont fermement opposés à la composition de pièces musicales nouvelles. C’est aussi le cas de la plupart des jeunes musiciens et mélomanes.

Ce qui pousse à être pour la composition

La déperdition continue, même si elle est heureusement moindre avec l’apparition de moyens d’enregistrement. Peu de temps avant qu’il ne décède, cheikh Abderrahmane Bencharif m’avait parlé de l’existence de 2 m’saddars en tab3 (mode mélodique) dheïl. Un mode rare, contrairement aux apparences. J’ai bien peu qu’ils ne soient définitivement perdus. Durant les dernières années de sa vie, cheikh Abdelkader Toumi Siaf m’a transmis bon nombre de mélodies, comme il l’a fait avec d’autres musiciens. Mais il n’était pas rare qu’il dise ne pas bien se souvenir de telle ou telle pièce que je voulais qu’il m’apprenne. Encore des pièces perdues et les anecdotes sont légion.

Mais, en considérant une pièce musicale comme une « chose » vivante, par la vie de son compositeur et par les vies de ceux qui l’ont chantée, le fait qu’elle meure en disparaissant n’est-il pas « normal » ? Des pièces naissent, d’autres meurent, certaines se transforment volontairement ou non et la vie est comme ça. Dans cette vision et en sens inverse, si des pièces meurent, il est naturel que d’autres naissent et c’est pour cela que je suis pour la composition.

Cependant, pour composer de nouvelles pièces, des précautions sont à prendre et des règles à fixer. Plus que le détail technique de ces règles et qui sera nécessairement discutable, se pose la question de savoir « qui » pour fixer et édicter ces règles. Dans la situation actuelle, la réponse est simple : personne. Parce que la musique andalouse ne dispose pas d’études théoriques suffisantes pour pouvoir fixer ces règles et cela se remarque dans les colloques et congrès où il est extrêmement rare d’entendre parler de détails techniques de cette précision. Puis parce que cette musique ne dispose pas d’une instance cléricale, ne serait-ce que dans la perception des praticiens et acteurs, susceptible d’arbitrer. Peut-être est-ce mieux comme ça, je ne sais pas encore.

Pour les modes mélodiques, qui sont mon domaine de prédilection, cheikh Abdelkader Toumi Siaf me disait que « la route est coupée », voulant dire que le fil d’Ariane était perdu. Si je suis d’accord avec lui pour dire que les informations techniques ont été des oubliées de la transmission, je ne suis pas aussi fataliste pour dire que l’on n’y arrivera jamais. La musique andalouse porte en elle-même les explications à ses propres mystères et, depuis des années, je me suis attelé à la tâche en partant de l’analyse des pièces musicales en l’absence de sources écrites susceptibles d’expliquer lesdits mystères. Le résultat est plus qu’encourageant.

Sur la question des sources endogènes d’explication, c'est-à-dire le postulat selon lequel la musique andalouse porte en elle les explications recherchées, je suis tombé d’accord avec Nadir Maarouf, en marge du colloque de Tlemcen de juin 2011. Sur la question du mythe du manuscrit miracle qui expliquerait tout, je suis tombé d’accord avec le musicien et journaliste Abdelhakim Meziani mais en désaccord avec Manuela Cortès Garcia, spécialisée dans les manuscrits relatifs à la musique andalouse. J’aurais aimé échanger de la question avec Dwight Reynolds mais l’emploi du temps ne l’a pas permis. Je ne dis pas qu’il ne faut plus chercher de manuscrits ou de jeter aux oubliettes ceux qui existent. Je dis que les manuscrits actuellement disponibles et ceux qu’on découvrira (j’espère) donneront peut-être des indications plus ou moins exploitables mais ne lèveront pas le voile sur tout ce qui est, pour le moment, inexpliqué.

Il ne faut pas penser que les « études » anciennes avaient la forme actuelle, dans sa formalisation universitaire ou para universitaire. En l’absence de méthodes (pas de méthodologie) propres à l’étude de la musique andalouse, on se conforme aux méthodes occidentales, elles-mêmes multiples. Ces dernières comportent des éléments évidemment applicables à la musique andalouse mais, dans l’ensemble, elles ont été conçues pour étudier la musique médiévale ou celle dite universelle. En se basant sur les manuscrits connus et presque toujours traitant de sujets divers, les descriptifs techniques étaient rares et se faisaient sous forme de paragraphes qui décrivaient l’esthétique de la musique de telle chanteuse ou de tel chanteur. La description elle-même étant subjective, eu regard à ce qui retenu l’attention du descripteur. Rien ne permet de dire si les anciens, en al-Andalus ou au Maghreb, transcrivaient la musique par un quelconque système. On peut penser aux tablatures mais je doute que celles-ci, si elles existent pour la musique andalouse, puissent être suffisamment précises pour indiquer quelque chose de plus que les positions successives des doigts pour une mélodie de base. Une tablature pourrait difficilement indiquer la nuance entre un MI (juste pour donner un exemple) et un MI diminué. Sans oublier que ladite diminution est variable en fonction de quantité de données. On voit bien que la perspective n’est probablement qu’un faux espoir.

Dans l’expérience de l’Orchestre Régional de Constantine (ORC), qui, depuis quelques années, mélange pièces anciennes et nouvelles, il est question de la touche personnelle de Samir Boukredera, chef d’orchestre et compositeur. Son attirance est connue pour la musique orientale et pour des chanteurs comme le Syrien Sabah Fakhri. D’ailleurs, il argue volontiers que la musique orientale est à l’origine de l’embellissement des pièces du répertoire malouf constantinois et cite l’exemple de la touche de cheikh Mohamed Tahar Fergani. Cette touche orientale évidente s’écoute surtout dans les pièces instrumentales que Boukredera a composées : bashraf, toushia, toushiat el kamâl, koursi, et elle rappelle plus l’Orient persan que l’Orient arabe. Ses pièces rythmées et chantées, elles, rappellent le répertoire malouf de Constantine et je reconnais qu’un non averti ne pourrait pas les différencier des anciennes. Nombre entier de mesures complètes pour chaque vers et mélodies rappelant les airs des pièces anciennes. Pour ces nouvelles pièces chantées, un bravo et trois remarques.

Primo : Les textes choisis pour les pièces nouvellement mises en musique sont le plus souvent déjà chantés dans d’autres modes mélodiques et avec d’autres rythmes. C’est le cas de fâh el banafsadj mis en musique en tant que m’saddar de mesure 16/8 en tab3 saïka et présenté au public de Tlemcen le 13 juin passé. Les connaisseurs savent que ce poème est chanté dans le malouf en tant m’saddar en tab3 raml el mâya. Pourtant, les muwashshsahs et les zadjals susceptibles d’être mis en musique ne manquent pas. Je crois qu’il a besoin d’un spécialiste de la question pour mieux choisir ses textes à l’avenir et cela ne devrait pas poser difficulté.

Secundo : Pourquoi exécuter le dardj de mesure 5/8 Matâ yadjoud en tab3 saïka ? Cette pièce est la dénaturation d’un ensrâf de mesure 6/8. D’autres pièces ont bel et bien été composées, alors, pourquoi pas un nouveau dardj de mesure 5/8 ?

Tertio : L’utilisation, sur scène, de feuillets mémorandums de textes est un point négatif. D’abord par rapport à la polémique en cours et en sachant que les chanteurs anciens considéraient comme faiblesse, voire comme disqualification, le fait de ne pas apprendre par cœur les textes chantés. Puis, parce qu’on chante mieux un texte en l’ayant appris. On peut alors oublier de jeter un œil ou de d’arrêter de jouer pour changer de feuillet et se concentrer sur le chant et sur le sentiment induit par l’ensemble des données conjoncturelles, comme le tempérament ou l’ambiance ressentie du lieu du spectacle.

Le plus consternant dans l’attitude des adversaires de la composition, dont je respecte l’avis, c’est qu’ils s’accommodent d’initiatives qui dénaturent la musique andalouse. L’introduction des instruments fixes, comme la mandoline, la guitare ou le piano acoustique, n’a choqué personne alors que ces instruments ne permettent pas d’exécuter correctement les gammes des modes mélodiques de la musique andalouse. Les musiciens qui en jouent sont obligés de « tricher » en jouant la note la plus proche et habituent les oreilles à des airs et, donc, à des tempéraments modaux travestis.

Tout évolue dans la vie. Les pièces musicales que nous jouons aujourd’hui sont, à coup sûr, différentes de ce qu’entendaient nos aïeuls. Plus saisissant, en considérant que toute pièce musicale a été composée à une date ou à une autre, que nous serait-il parvenu de cette musique si personne n’avait accepté les pièces nouvelles avant de les apprendre et de les transmettre ? Ces mêmes pièces qui ont été nouvelles à un moment de leur vie, constituent pour nous ce qui est ancien, traditionnel et classique.

Ne plus produire est annonciateur de déchéance et de mort. Ce n’est qu’une question de temps. Il est possible que les nouvelles compositions portent un nom autre que celui de malouf ou de musique andalouse et il est certain que la séparation entre pièces anciennes et nouvelles sera encore en vigueur pour un bon moment. En attendant le consensus ou l’unanimité, dans quelque sens que ce soit, essayons au moins de laisser libre court aux initiatives et de ne pas détruire systématiquement ce que construisent les autres sous prétexte que c’est nouveau ou différent.


mercredi 22 juin 2011

2 Grenade à Tlemcen


Sous l’intitulé « La poésie et la musique andalouse : l’Ecole de Tlemcen. La nûba : empreintes passées et perspectives d’avenir », le colloque qui a duré du 13 au 15 du courant juin a donné place à plus de quarante communications à l’intérêt et au sérieux variables. Le Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques (CNRPAH) s’enorgueillit de ne jamais refuser un communicant. Une erreur. Car, si je me réjouis qu’il y ait eu 10 nationalités et 4 continents représentés par les communicants, les conférences n’étaient pas toutes reliées au thème majeur du colloque. Pire, nous avons eu droit à la légende populaire de « il était une fois Ziryab … qui composa 24 noubas … », déclinée sous différents camouflages musicologiques.


Les nombres importants de communicants sont généralement prévus pour les symposiums. Là où on attend des participants qu’ils concluent par des recommandations majeures et des fixations d’échelles musicales ou d’autres concepts qui ont besoin de consensus.
Trop serré, l’emploi du temps n’a pas laissé suffisamment de place aux débats ni aux rencontres en marge, entre chercheurs. Les moments des repas l’ont un peu permis mais l’efficience est sujette aux hasards des attablements. Ce même emploi du temps n’a pas permis de visiter les hauts lieux de la ville. On dira que la rencontre n’était pas touristique. Oui, mais s’imprégner de l’ambiance d’une cité et de son Histoire, à travers son urbanisme et ses monuments, est infiniment instructif pour comprendre la pratique musicale de ses habitants.

L’emploi du temps n’a pas permis, non plus, de profiter de la Semaine Culturelle Espagnole qui s’est tenue en parallèle et au même Palais de la Culture d’Imama. Ne pas avoir rendu visite à la culture du pays où est née la musique dont nous avons parlé est une honte. Que les Espagnols nous pardonnent.

La couverture médiatique a été bonne pour l’audiovisuel. Pour la presse écrite, les comptes-rendus ont manqué de discernement. Attribution de communication à des chercheurs absents, etc. Quant aux textes intégraux des communications, le CNRPAH et l’Université de Tlemcen comptent les regrouper en actes. Certains participants ont regretté l’absence de chercheurs libyens et syriens. Je me joins à eux et je rajoute mes regrets pour l’absence de chercheurs italiens, égyptiens et autres. Un match de foot ne peut pas effacer des éléments culturels communs aussi solides que ceux relevant de la musique andalouse.

Pour revenir au consensus cité en début d’article, Nadir Maarouf s’est lancé dur ce terrain lors de la table ronde qu’il a modérée le dernier jour. Il a exprimé le vœu de fixer définitivement l’appellation de cette musique. Il faut rappeler que des tentatives ont eu lieu dans le passé, pour ce faire, et ont toutes réussi sur le moment et échoué plus tard, sur le terrain. Pour ma part, je ne vois pas l’utilité d’appeler cette musique par autre chose que « musique andalouse ». D’abord parce qu’elle est née en Europe. Les backgrounds et les substrats n’y changent rien et c’est en Andalousie qu’elle s’est cristallisée, nonobstant les évolutions qu’elle a connues par la suite. Puis, parce que cette appellation (musique andalouse) ne nie pas la participation de Maghrébins à sa formation, son évolution et sa transmission. C’est l’absence de référence au Maghreb dans l’appellation « musique andalouse » qui gène.

J’ai dit par le passé, et j’ai rappelé lors de ce colloque, qu’il n’y a rien de plus absurde que de vouloir s’accaparer cette musique comme patrimoine exclusif. La musique andalouse n’appartient à personne en particulier mais à tous ceux qui en prennent soin.

Ma communication a concerné les anomalies rythmiques dans le m’saddar constantinois. En effet, lors de la pratique de la musique andalouse dans l’Ecole de Constantine, des anomalies rythmiques perturbent régulièrement le déroulement rythmique de la nouba. Si certains d’entre eux sont relativement faciles à corriger, d’autres, par contre, posent un réel problème. D’autant que la musique andalouse ne peut souffrir de passer outre ces anomalies alors qu’elle est prétendue savante. Parmi ces anomalies, celles constatées lors de l’interprétation de certains m’saddars. De mesure 16/8 comme à Tlemcen, le m’saddar constantinois a la particularité de ne pas différencier entre rythme exécuté lors du chant et celui exécuté lors de la ritournelle. J’ai tenté d’apporter des réponses pour expliquer l’origine de ces anomalies, en remettant en cause la genèse admise de la formation des trois Ecoles algériennes et de leur différenciation. Il a été trop vite admis que, d’Est en Ouest, les trois Ecoles algériennes ont hérité des pratiques musicales de Séville, Cordoue et Grenade. A partir de ces questionnements, plusieurs scénarios ont être envisagés dans le but d’expliquer ces anomalies rythmiques et de déboucher sur un ressourcement dans l’exécution de la nouba constantinoise.

Les recherches sur la musique andalouse patinent. Les études sérieuses sont trop disparates et surtout peu confrontées les unes aux autres. Nous avons besoin de rencontres thématiques pour avancer sur des sujets préalablement délimités le plus exactement possible. Autour de la rythmique, de la prosodie, des modes mélodiques. Autour de l’enseignement pratique de la musique andalouse, au sein des associations et des écoles publiques. Autour de thèmes liés à l’artisanat et à l’économie, comme la lutherie.

Après la question de l’appellation de cette musique et le débat sur les avantages et les inconvénients de sa transcription, la vraie question est celle de savoir que faire de cette musique. Le désir de comprendre ce qui est encore musicologiquement obscur et de montrer au monde que le pays se porte bien en accueillant des étrangers, occidentaux compris, ne suffisent pas comme objectifs. De la réponse dépendront nos initiatives et nos actions dans le futur proche. C’est là la seule véritable façon de prendre soin du legs.

Bien sûr que des lacunes ont été remarquées et on s’y attendait, vu l’ampleur de l’évènement « Tlemcen, capitale culturelle du monde islamique 2011 » et le temps de préparation relativement court. Nonobstant,  la Cité aura eu le mérite de renouer avec son passé glorieux en ces temps là où les musulmans illuminaient le monde avant le siècle des lumières. C’était la période où les musulmans avaient compris que les sciences et les lettres ne peuvent pas s’épanouir dans le renfermement sur soi et dans le rejet systématique de tout ce qui est différent. Devant le nouveau Palais de la Culture de Tlemcen, l'alignement des drapeaux des pays musulmans faisait beau à voir. L’enfilade serait encore plus belle si elle comprenait des drapeaux d’autres pays méditerranéens à qui la musique andalouse nous associe et nous lie à jamais.