lundi 25 avril 2011

Les chorales fleuries de l’édénique Andalus





Le 7 avril passé, l’association El Djenadia a donné un concert au Palais de la Culture d’Alger pour présenter son nouveau CD. En Algérie, les associations musicales andalouses sont l’un des derniers remparts contre la tombée en désuétude de ce que nous avons reçu de plus noble d’al-Andalus.

Il est navrant de constater que ce sont ceux qui font des efforts qui reçoivent le moins. La raison nationaliste qui explique la naissance du mouvement associatif algérien est toujours de mise. Au regard de la faiblesse de leurs moyens, ces associations sont des espaces de la militance culturelle et nationale. Prenant la parole lors de la soirée en question, Nour Eddine Saoudi a décrit l’orchestre comme une chorale fleurie1. Peu importe que le mot « chorale » soit étymologiquement lié à « chœur » et non pas à « cœur ». L’homonymie acoustique de ces deux derniers mots met la puce à l’oreille (musicale). Quoi de plus important pour un musicien que ce qu’il entend ?

Je décrypte dans le choix d’El Djenadia de faire du mezdj (alternance de pièces musicales en deux modes mélodiques) la volonté de donner une coloration moins linéaire sur le plan modal, donc moins lassante. Les seules limites dans l’interprétation musicale sont celles de l’imagination de l’interprète.

Parmi les poèmes présentés lors du concert, j’en encadre un. Un beau poème de Ibn Khafâdja (1058-1137 ou 1138) :

ماء و ظـل و أشجار و أنهار

يـا أهـل أنـد لـس لله ذرّكُـم
و لو خُيّرتُ ذا ما كنتُ أختار

ما جنّة الخلد إلاّ في دياركم
فليس تُدخَلُ بعـد الجنّة الـنّـار

لا تحسبوا بغد أن تدخلوا سقـرا

Qu’Allah vous comble ô gens d’al-Andalus, pour eau et ombrage, arbres et rivières
N’est éternel paradis qu’auprès de vous, où j’aimerais être si je pouvais
N’ayez peur de l’enfer car ne peut y aller qui paradis a connu2


A chaque fois qu’on évoque ce poème, c’est cheikh Sadek el Béjaoui (1907-1995), de son vrai nom Sadek Bouhayia, qui me vient à l’oreille car il m’en a auditivement transmis les vers lorsqu’ils les a improvisés lors du 1er Festival de Musique Andalouse en 1967. Coïncidence (?), il les avait improvisés en tabξ (mode mélodique) raml el maya pour chanter, entre autres, le dardj Min tilka-ad-diyâri chamamtou nafhan (Me parvient l’arôme de ce lointain pays). Ce rare ténor savait chanter debout, dressant toute son élégance pour contredire ceux qui, de son temps, associaient cette musique aux lieux mal famés des médinas. En plus d’avoir formé des musiciens, cheikh Sadek el Béjaoui a prouvé que l’arabité induite par l’islam et consacrée par les poèmes de la musique andalouse, ne nie pas l’amazighité. La surdité par apport aux revendications de l’autre est source de division et quand je pense qu’il y a quelques années, j’étais contre l’enseignement de tamazight, je ne peux que me traiter de chauvin.

On aura remarqué que Ibn Khafâdja use d’exagération pour être plus percutant et traduire la splendeur du monde qu’il décrit. Cette tendance à l’exagération est commue aux poètes ou à certains peuples comme ceux de la Méditerranée. Quand un Algérien parle, tous les taux sont à 99,99 %. Et lorsqu’il parle de l’unité, c’est-à-dire d’un taux de 100%, il majore à 101%, 200%, ou même 1000%. De toute évidence, la démesure est une qualité nationale.

Voici le poème.


من رقّة نفوسنا

شممت نفحا

من تلك الديار
من فوق رؤوسنا

مالت العمايم




و اختيار جلوسنا

ما ذا النفحة

فقلت يا كرام
أندلوسنا

و اشتقنا لحضرة




و انهرقت دموعنا

و زدتُ قرحة

زاد قلبي هيام
و الجسم يفنى

من فوق الخدود




سبحانه مقيل العثار

قالوا صف الإنتظار
و خلّفت قلبي

بجسمي وحدي

جئتُ من مالقة
نعمل يا ربّي

في غرناطة آش


Me parvint l’arôme de ce lointain pays, de notre sensibilité
se penchent nos turbans, nos têtes d’humilité.

Je dis ô nobles, compagnons honorables,
de notre Andalus nous manque ce que stable.

Mon cœur reprit de passion, moi de douleur, mes larmes fusent
dessus mes joues, et mon corps s’use.

Décris ton attente ! Disent-ils. Que le tout puissant pardonne les erreurs.
De Malaga je viens, seulement de mon corps, à Grenade reste mon cœur.
Que puis-je y faire, ô Seigneur ? 2


Les derniers vers suggèrent que le poète a composé cela depuis le Maghreb. Grenade est tombée et l’embarquement s’est fait depuis Malaga. De quelles erreurs parle le poète ? Parle-t-il des erreurs humaines d’une manière générale ou bien des erreurs qui ont conduit à la chute de Grenade et à la fin de la présence musulmane en al-Andalus ? Incompréhensible est l’homme qui oublie de regarder les erreurs de ses aïeux pour comprendre que s’il ne fait pas attention, il risque de détruire ce qui a été construit. Aujourd’hui, beaucoup d’Algériens détruisent ce que d’autres Algériens ont construit. Tout le monde participe à la gabegie et à la déconstruction ou y assiste sans rien dire et tout le monde s’en plaint. La légende dit qu’en sortant de Grenade, Boabdil3, le dernier souverain musulman d’al-Andalus, se retourna pour voir sa ville une dernière fois et pleura. Sa mère Aicha el Horra ( عائـشة الحـرة ) lui dit :

لمْ تُحافظ عليه مثل الرجال

إبْـكِ مثل النساءِ مُـلكـا

Pleure comme une femme ce que tu n’as su préserver comme un homme.


Le plus grave n’est pas de commettre des erreurs mais de ne pas essayer de les corriger. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, alors arrêtons de déconstruire et reconstruisons.

Je reviens à ce dardj raml el-maya pour remarquer qu’il a une particularité. Certains auront compris que je parle du rythme de cette pièce musicale. En effet, à la fin de chaque vers, le rythme consacré de mesure 4/4 (lui-même discutable, d’ailleurs) se transforme en rythme ternaire de mesure 6/8. Je donne ici la mesure 6/8 pour faire comprendre qu’il s’agit du rythme le plus usité du mouvement ensrâf. Tout musicien aguerri sait que la mesure n’est pas tout à fait 6/8 mais je la préfère à celle, trop simpliste, de 5/8. Une petite accélération survient effectivement entre les deux temps forts et il est possible de résoudre le problème en modifiant la fraction. La méthode la plus simple est de multiplier la fraction (par un même entier) puis de diminuer le numérateur de un, à chaque essai, jusqu’à obtention d’une fraction capable de traduire le véritable rythme utilisé pour l’ensrâf. Le problème avec cette méthode est qu’elle complique la compréhension de la fraction pour de jeunes apprenants comme au sein des associations musicales. Pour ces derniers, il est acceptable d’indiquer pour l’ensrâf une mesure simple. Certains disent que la résolution du problème de la mesure réelle de l’ensrâf est également possible en faisant appel à la notion d’horloge molle. Mais ce n’est pas le propos.

Dans le dardj Min tilka-ad-diyâr, le fait qu’il y ait cassure par changement subit de rythme, et il est clair que ce n’est pas une erreur de transmission, témoigne de la volonté du compositeur d’enrichir la rythmique de la pièce. Un genre de fatuité qui ne peut être admis qu’avec parcimonie et, de fait, cela est très rare dans les noubas de la musique andalouse. Ses pièces sont généralement de même rythme du début jusqu’à la fin (les exceptions sont surtout dans le dernier mouvement), ce qui ne veut pas dire qu’elles ne comportent pas d‘anomalies. Deux cas sont à excepter.

Le premier cas est l’accélération de tempo sur une même mesure lors de la réponse mélodique d’un vers (Ecole d’Alger) et qui s’explique par la volonté de ne pas lasser par une mélodie muette et trop lente. On admet, par simplification, que ce tempo est deux fois plus rapide que celui observé lors du chant. Dans la réalité, le rapport du 2ème tempo au 1er est assez aléatoire et relève de l’humeur du meneur d’orchestre. Je me demande si, avant, on prenait la peine d’accélérer. Je suis tenté d’en douter quand je sais que les mélomanes ne se lassaient pas d’écouter de la musique, fut-elle muette, sur un tempo lent, eux qui savaient prendre le temps d’écouter et d’apprécier. Mais alors, comment interprétait-on une nouba entière. Je suis tenté de demander à un orchestre sana (Ecole d’Alger) d’exécuter la nouba zidane aussi lentement qu’il le pourra en jouant le m’saddar tahyâ bikoum koullou ardin tanzilouna bihâ (Vous vivifiez tout pays où vous arrivez) en n’accélérant pas le tempo lors des réponses mélodiques. La fantasmagorique théorie d’une nouba pour chaque heure n’a qu’à bien se tenir.

Le deuxième cas est le changement de rythme et de mesure lors de la réponse mélodique dans le m’saddar de l’Ecole de Tlemcen et c’est le cas le plus intéressant. Je ne crois pas qu’il faille retenir comme hypothèse que cela ait été pensé pour délasser. Le tempo aurait pu être tout simplement accéléré en conservant à peu près le même rythme. Je crois plutôt que c’est pour résoudre un autre problème. Celui de la non complétion de la mesure 16/8 du m’saddar. Ce même problème existe dans certains m’saddars constantinois. En ne changeant pas de rythme ni de mesure, l’amorce du vers suivant par rapport au rythme se situe différemment et le décalage s’intensifie au fur et à mesure que le m’saddar se déroule.

Pour certains m’saddars constantinois, le problème est assez facile à résoudre. C’est le cas de Selli houmoumek fi de-l-ξachiyya  dans la nouba raml. La mélodie se termine par une note soutenue qu’il faut juste savoir raccourcir pour reprendre normalement le rythme. Pour d’autres m’saddars, la technique ne donne aucun résultat et je ne peux envisager que deux explications possibles. Ou bien la mélodie a été travestie, ce qui a fait en sorte qu’elle ne se superpose plus parfaitement à son rythme. Ou alors, le prétendu rythme affecté à cette mélodie n’est pas le bon. En effet, certains m’saddars se révèlent, après investigation, être des récupérations de pièces musicales de rythme 8/8 qu’on a triturées pour les transformer en ms’addars de mesure 16/8. La raison la plus plausible serait la volonté de pallier un manque en pièces musicales de ce mode. Cela a été récemment le cas pour la nouba dheïl et la nouba mezmoum de Constantine, pour laquelle sont devenus m’saddars des dardj (8/8) et des enqlâb (4/8)3. Lors de mes recherches, je rencontre souvent des cas pour lesquels il m’est impossible de trancher. Dans ce genre de situations, je m’impose une règle à laquelle j’invite tout le monde : il vaut mieux laisser une situation avec ses erreurs actuelles plutôt que de la corriger sans la comprendre.

L’idée de transformer ces pièces n’est pas à rejeter juste parce qu’elle change des choses, mais des problèmes surgissent lors de  la transformation de ces pièces. En plus du problème rythmique dont je parlais, la mélodie, initialement composée pour être jouée sur un tempo rapide, donc avec peu de sophistication, devient lente. Les musiciens sentent un vide mélodique terrible qui ne peut que les inciter à orner et donc à travestir. Au lieu de transformer des pièces existantes, ce qui équivaut à déshabiller Pierre pou habiller Paul, pourquoi ne pas composer de nouvelles pièces en commençant par las manquantes ? Cheikh Abdelkader Toumi-Siaf (1906-2005) à qui j’avais posé le problème à maintes reprises était dubitatif. « Quelle ingéniosité serait capable de composer des pièces aussi belles que celles que nous chantons ? », me demandait-il. Je ne crois pas qu’il faille absolument composer des pièces qui traduisent l’esprit esthétique qui régnait en al-Andalus. L’environnement esthétique et culturel, sonore notamment, est aujourd’hui totalement différent. Des expériences sont tentées ça et là mais elles sont loin de recueillir le consensus des musiciens.

Ces anomalies peuvent être des inversions des temps forts par rapport aux faibles (Ecole d’Alger), des décalages d’entrée de pièces (problèmes d’anacrouse) ou de bouclage de mesure (mesures incomplètes non rattrapées dans l’Ecole de Constantine). Ce dernier cas est spécifique aux m’saddars constantinois de mesure 16/8.

Une autre lecture rythmique de cette pièce musicale (Min tilka-ad-diyâr) est possible. J’y vois une cassure qui représente l’accident qui survient et qui bouleverse le calme de la vie des gens d’al-Andalus. C’est le thème central du poème et on peut penser que le compositeur et le poète ne font qu’un. Fort probable, car la spécificité du muwashshah ou du zadjal est que le poème est écrit pour être chanté sur une mélodie déjà composée. Les mètres classiques arabes ne suffisant pas, on a du les transgresser. Mieux, lorsque la mélodie est plus longue que le vers, on remplit d’interjections et de formules extatiques comme ya lalân. Avec les poèmes arabes classiques, c’était l’inverse. La poésie primait sur la mélodie et la devançait. Cela veut dire que les gens d’al-Andalus étaient plus musiciens que poètes.

Cela me rappelle une anecdote. De visite à Constantine, des enseignants du Conservatoire de Grenoble ont été escortés par deux personnes qui leur ont expliqué que, dans la musique andalouse, les paroles priment sur la mélodie. L’ignorance peut être pardonnable en soi mais elle ne peut pas l’être lorsqu’elle est associée à la vantardise. Le jumelage Constantine-Grenoble aura eu le mérite de démontrer, ab absurdo, que le fameux slogan algérien « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » n’a pas eu de prise sur la ville. D’ailleurs, on a eu raison de démolir les remparts de Constantine au début du XXe siècle car ils ne servent plus à rien. Aujourd’hui, la citadelle est assiégée de l’intérieur et qui s’y perche s’y pique.

Penchons nous un peu sur notre Andalus perdu. Ce que les gens d’al-Andalus ont perdu ce ne sont pas les arbres, les jardins et les rivières. Tout cela existe au Maghreb, le climat est sensiblement le même, et les territoires sont même plus étendus. Les gens d’al-Andalus ont perdu la mixité et la cohabitation des races et des religions. Un mélange favorable et indispensable à l’épanouissement et à la production. Sur le sujet des raisons de la défaite, ce n’est pas la musique qui en est à l’origine. Encore moins l’image d’un Andalus caricaturé par certains sous des traits de luxure. Ce qui a causé la perte d’al-Andalus ce sont la jalousie et la trahison qui ont poussé à comploter pour destituer son voisin même quand ce voisin ne vous menace pas. La grande armée de Grenade, sous Boabdil, a été quasiment décimée suite à la trahison d’un Grenadin musulman qui avait prévenu l’ennemi avant la bataille de Lucena en 1483. Cette grande armée n’a jamais pu être reconstituée et, un peu moins de neuf ans plus tard, la ville se rendait à ses assiégeants par manque de vivres. C’en était fini de Grenade et d’al-Andalus.

Notre musique est riche et sa richesse nous échappe encore, bien que nous disions en être au courant. Il est malheureux de constater que les intervenants, lors des colloques et congrès, se contentent de ressasser et de seriner des choses que personne ne remet en cause. On continue à croire que Ziryab a composé vingt quatre noubas alors qu’il est mort deux siècles avant l’apparition du muwashshah et du zadjal. Notre Histoire mérite d’être revisitée et nous gagnerions à la démystifier pour comprendre les vraies raisons de notre décadence après notre essor. Il n’est pas trop tard pour renouer avec les bonnes traditions d’al-Andalus en faisant plus de place à la valeur et au mérite et un peu moins à la flatterie et au favoritisme. Mais aussi en nous ouvrant plus sur les autres et en acceptant la modernité. La musique andalouse doit être préservée, les compositions et les musiques nouvelles doivent également avoir leur place. Nos aïeux disaient bien : الجديد حـبـّه و الـقـديـم لا تـفـرّط فـيه : Aime ce qui est nouveau mais n’abandonne pas ce qui est ancien. A bon entendeur.



Notes :

1. Rapporté dans le quotidien L’Index n° 1064 du 11 avril 2011. p.9.

2. La traduction est de l’auteur de l’article.

3. Abû ξAbd-illâh Mohammed b’nou Abî al-Hasan ξAlî, dit Boabdil. Né à Grenade en 1459, mort à Fès entre 1528 et 1533.

4. Cf. Kaddour Darsouni, Recueil des poèmes de la musique andalouse Malouf de Constantine, à compte d’auteur, Constantine, 2007.




jeudi 21 avril 2011

Dhâlma



L’idée de publier le poème de Dhâlma (Injuste) de Benguennoune (1761-1864) [a] m’est venue en en lisant le texte sur la page de quelques amis sur Facebook. Je leur ai alors dit que j’essayerais de corriger les erreurs que j’y avais lues. J’avais parlé trop vite. Quelle corvée de taper sur un clavier en arabe. La langue n’y est pour rien, c’est plutôt que ledit clavier n’est pas conçu pour elle mais pour les langues à alphabet latin. Là, j’ai envie de faire un petit procès aux Arabes mais je m’abstiens pour ne pas détourner le propos.

A Constantine, le poème Dhâlma est classé comme ξaroubi (عروبي). En fait, on classe dans cette catégorie à peu près tous les poèmes bédouins. En réalité, la poésie appartient plus au Melhoun. Un genre poétique formant triptyque avec le hawzi et le ξaroubi. Les poèmes de ces trois genres peuvent facilement être classés chez l’un ou l’autre. Ce phénomène est sensiblement le même pour le muwashshah et le zadjal. Les muwashshahs les plus tardifs sont assez difficiles à distinguer des zadjals. La chose se comprend aisément puisqu’un genre qui commence à différer de ce qu’il était annonce logiquement la naissance d’un autre. Je me sens également dans l’obligation de parler d’un autre phénomène. Certains hawzis à Alger ou à Constantine sont classés ξaroubis à Tlemcen. Le fait que le ξaroubi soit considéré comme « moins noble » que le hawzi (parce que non citadin) a-t-il un rôle dans cela ? Je ne saurais dire.

Le prénom de Benguennoune est-il El Hâni, Henni ou El H’bîb ? Les trois versions continuent à coexister. Les Constantinois ont adopté El Hâni. Ceux qui soutiennent que son vrai prénom est El H’bîb disent que, dans le poème, « henni » est un verbe conjugué à l’impératif. Il s’agirait du verbe arabe :       هـنـّـأ (= féliciter). Ce qui donnerait :

يا بنت اللي يوكدوا في نهار المزادمة

هنّي بن ڤـنّون شايق على خيالك

Apaise Benguennoune qui souffre de ton éloignement, ô fille de braves aux jours de combats.


L’hypothèse me semble peu crédible. Elle voudrait dire que Benguennoune demande à sa bien-aimée de le féliciter pour le fait qu’il soit souffrant de son amour pour elle. Or, plus loin dans le poème, il décrit l’état lamentable dans lequel il est. Je crois qu’il n’y a que deux hypothèses crédibles. La 1ère : El Hâni (ou Henni) serait le prénom du poète ou son pseudonyme. La 2ème : hâni (sans accentuer la consonne ‘’n’’) signifierait « je suis Benguennoune », ou bien « me voilà, moi Benguennoune ». Une manière pour le poète de signer son œuvre, même si elle peut paraître teintée de prétention. Dans l’impossibilité actuelle de trancher, je publie le poème dans sa version chantée à Constantine et qui prononce El Hâni. Je fais remarquer, au passage, que le prénom El Hâni signifie littéralement : le quiet. Drôle de quiétude pour quelqu’un qui souffre le martyr.

Trois poèmes de Benguennoune sont largement connus. Le deuxième est : El m’chahra (Celle qui étale sa beauté) et qui a été publié par Mohamed Belhalfaoui, en arabe dialectal et avec une traduction en français sous le titre de : La belle aux merveilleux atours [b]. Dans le même ouvrage, Belhalfaoui décrit Benguennoune comme «  grand troubadour mascaréen du siècle dernier (ndla : le livre a été publié au XXe) … » [c]

A propos du troisième poème de Benguennoune : Goulou l-si M’hammed la yghidik hâlek (Dites à si M’hammed de ne pas se lamenter), un chanteur constantinois l’a soustrait à l’oubli, vers la fin des années 1980. C’est Hocine Berrahma à qui cheikh Larbi Benlebjaoui (1920- ) avait indiqué la sanξa (mélodie).

Il existe beaucoup de versions pour le texte du poème Dhâlma et il m’est impossible en si peu de temps d’affirmer avec certitude quelle version est la plus juste. Pour les besoins de cette publication, j’ai tenu, autant que possible, à conserver la version chantée à Constantine. Nonobstant, j’ai corrigé les termes et les expressions qui ont été déformés par les Constantinois et qui ne voulaient plus rien dire. Enfin, le poème originel est plus long et comporte neuf beyts (strophes) au lieu des sept chantés actuellement. Peut-être pourrais-je les publier un jour.

Le titre Dhâlma est assez récent. Les Constantinois l’appelaient Tâl eddorr ξaliyya. A Mascara et dans sa région, le poème était chanté par un orchestre où le cheikh [d] s’accompagne du guellâl [e]. A Constantine, la mesure est de 8/8 pour toute la chanson mais le mode mélodique change à chaque beyt. Cependant, les arrêts marqués pour exécuter des improvisations vocales et instrumentales [f] ne sont pas obligatoires. Quand ces improvisations sont insérées, la technique s’appelle beyt we cyâh (strophe puis improvisation vocale, en alternance).

On ne sait presque rien sur les circonstances qui ont régi l’introduction de ce poème dans le répertoire musical citadin de Constantine (mais pas dans le malouf ni dans le répertoire andalou) ni de la composition de ses nouvelles mélodies. Aux débuts de son interprétation à Constantine, on chantait toutes les dtrophes sur un même mélodie, celle avec laquelle commence maintenant la chanson. On raconte, quand même, que Abdelkrim Bestandji (1886-1940) aurait composé quelques mélodies dont celle en tabξ r’hawi [g] et Tahar Benkartoussa (1881-1946) celle en tabξ asbahân [h]. Si les compositions mélodiques nouvelles ont toujours été tolérées dans le hawzi ou le ξaroubi, ce n’est pas le cas pour le malouf qui est inconsciemment considéré comme sacré, donc non modifiable. La chose est discutable quand on sait que cette sacralisation n’a pas permis d’éviter les défaillances de la mémoire ni les travestissements des mélodies. Plus encore, certains cheikhs ont trituré les mélodies des pièces de la nouba ou les ont déplacées vers des noubas qui n’étaient pas les leurs.

Cheikh Abdelkader Toumi-Siaf (1906-2005) disait que seul le génie de la ville avait permis de faire de cette chanson relativement peu sophistiquée (mes excuses à ceux qui pensent le contraire) une chanson plus élaborée et aussi prisée. Une remarque, lorsque les Constantinois chantent Dhâlma, ils prononcent la lettre arabe qâf (قاف  qui n’a pas de sonorité équivalente en français), tantôt qa, tantôt ga (comme dans gare), à la manière bédouine. Voici le poème.


ظالمة

بيت 1
عذّبتي قلبي فنيت و الناس سالمة

طال الضر عليّ و زاد اتاني غرامك
ياك المنفي ما يريد قلبه مقامة

ما سرّحتيني نروح نغدا لبلادك
ڤـدّام المولى نحاسبك يا ظالمة

ما ودّيتيني بخير ظاهر بحسانك
حاشى الله ماكيش بنت زين العمامة1

يا شهلة العين آش ذا الكيد شانك
الرُجلة و الجود و الحيا و الزعامة

ماشي كي ذا الناس يا الحرّة كيف ناسك
متـمحْـلي2 صنديد فايتتله القيامة

عمّك خو باباك نعرفه بطل تايك
يا بنت اللي يْوكّدوا3 نهار المزادمة

الهاني بن ڤـنّون شايق على خيالك
يا ظالمة عليك نخلّي ولاد عرشي يتامى


بيت 2
طول الليل نبات كيف المجروح العاطب

عذّبتي قلبي فنيت و كثرت اهوالي
يا صابغة الظفر و الرمڨ و الحواجب

خسرت التوبة شينت و ذبال حالي
فيك يحيروا الناظرين مانيشي كاذب

معطوف سْرَمْدي4 بْحال قوْس الهـِلال
بين شفايفك رايت كنز ممنوع هارب

نور جبينك يشعل بالضي و يلالي
الخال6 يدربي7 جميع من كان تايب

خدودك رنجات5 في غصون العلالي
من لا يعذرني يغـرّبه في المصايب

ذاك الخشم الزين زاد ليّ هبالي
قلبي ما يصحاش كاسيتّه غمامة
يا ظالمة عليك نخلّي ولاد عرشي يتامى


بيت 3
أنايا مانيش قادرعلى المزادمة
ڤوْم العُـشڤة لفات8 بالزّڤـا9 و العرايك
عبدك من ربي متملـّك بالغرامة

مْسلـّم مغلوب طايع الأمر، غلامك،
و اذا صابك ضر يعود جسمي رمامة

عدوك نعاديه ليس نرضى مْكارهك
كل ليلة سهران و الجوارين10 نايمة

مشغول بالانضام11 درزي12 مدحُ شانك
و اذا تُبت لربّي نفوز يوم القيامة

لالي بيك و لا نجيت من خوضِ ناسك
يا ظالمة عليك نخلّي ولاد عرشي يتامى


بيت 4
أدّى الفريضة و روّح لولاده سالم

من روّح من الحجّ زار و ولّى لداره
شرى13 في الجنّة المنزلة و النعايم

القاري ربّي عطاه صفّ سواره
الفلّاح ادّى لبلاده الغنايم

من لقّم بستان خرّف على ثماره
الوالع بالتبر صاب كنزه ملايم

حلّ الورد تنسّم العطر من نواره
غير انايا من وجيعتك صرت عادم

ماذا من وجيع بْرا و ذهبت ضراره
رشمتي قلبي مجرّح بلا خِدامة


بيت 5
ما داري بيّ الّا كريم الكُـرماء

جاحد سرّي من مكايد قرايبك
غير يبان رضاك ترجعي بالندامة

غير مْقرْيص14 و شادّ الرماية15 قبالتك
روحي يا شفّاية العدو بالسلامة

دار العام و زاد خوه و انا مساعفك
ما تنجاشي من حديث شيء الملاومة

قعدتي متهومة غير بيّ يعايرك
بنات الأصول يْوكّـدوا في المخاصمة

ياك النيف يجيب يا الحُـرّة مثايلك
اللي رضاك ارضيه ذاك قالوه العامّـة
يا ظالمة عليك نخلّي ولاد عرشي يتامى


بيت 6
الخصلة هي كمال وصف الحرايم

الامتحان يزيد في الثـنا و العناية
يبلغ فيها كل شيخ مذكور دايم16

شافوا العوالي من اين يقعدوا مسجّية
فيها كور18 يهدّم العدو كيف يهاجم

كسرت غيد17 السود بلغت مقام الجازية
لبست تاج العشق رايسة على العوارم

فازت فوق جميع من يقولوا احنايا
حُرّة في الدنيا مْيصّلة19 من بني آدم

أنتي مفروغة من الذهب يا الغالية
يا ظالمة عليك نخلّي ولاد عرشي يتامى


بيت 7
قادر تتبخسي و لا تصيبي مساومة

خافي من ربي عسى بدعوتي يعاقبك
اللي منزلها اعلى بسبعين قامة

خان الدهر رداح20 طاغية كيف طغايتك
حتى ضاع خلاص كلّـمتّه لهاما21

في ظل قصرها فنى العاشق نعيد لك
هذا الغُـنجية علي المْرايب22 حارمة

ڤالت له طمّاع جيت خسّرت ايامك
شهْدة بين نمور في جبل من رُخامة

ماذا من طمّاع سخّـفـتّه بحالك
أنتي مملوكة و جرْيتك غير عادمة

قال لها مانيش رايد على كلامك
يا ظالمة عليك نخلّي ولاد عرشي يتامى


Annotations du poème :

1. Zayn el ξamâma, litt. : au joli turban. Expression pour désigner un dignitaire car le turban était signe de distinction par sa hauteur, sa forme, sa couleur et sa matière.

2. Matmahli : élégant, gentleman. Les Constantinois prononcent mât m’halli (litt. : est mort paré). Sous entendu : paré de son armement lors d’une bataille. Le terme matmahli est utilisé par Benguennoune dans son poème El m’chahra.

بالغيّ ما قضى صالحة المتْـمحْـلي

يا طولة الجريدة تـبرّمي لهوايَ

Ô femme élancée comme feuille de palmier, ne t’aperçois-tu de ma passion ?



Le gentleman ne peut obtenir ce qu’il veut par la force


Dans la version la plus ancienne  de Dhâlma, disponible à Constantine, Benguennoune ne parle pas de l’oncle paternel de sa bien-aimée mais de son père.

متـمحْـلي صنديد فايته له القيامة

واك انتي باباك نعرفوه بطل طايك
Ton père n’est-il pas un brave ?


Que si. Gentleman et vaillant, méritant le Paradis



3. Ywekk’dou, de l’ar. : akkada (confirmer). Dans ce dernier hémistiche, le poète décrit sa bien-aimée comme « fille de ceux qui montrent bravoure dans la bataille », pour lui dire qu’elle doit être aussi courageuse qu’eux et de répondre favorablement à son amour pour elle, sans se soucier des médisances auxquelles elle n’échappera pas, de toutes façons.

4. S’remdi : interminablement. De l’ar. classique : sermed (permanent, interminable).

5. Randjât, plur. de randja : orange amère. Le fruit était largement répandu dans cette région à agrumes et les poètes utilisaient souvent les éléments de leur environnement pour illustrer leurs descriptions. Benguennoune décrit ainsi la rougeur des joues de sa bien-aimée.

6. El khâl (gros grain de beauté) par opposition au khân (petit grain de beauté). A ne pas confondre avec l’homonyme khâl qui signifie : oncle maternel.

7. Yderbi : qui chamboule, qui perturbe.

8. L’fât, du verbe classique : alfâ (trouver). Dans le poème, le sens est : « les gens de la bien-aimée ont découvert l’idylle (sans péjoration ni ironie) ».

9. Z’gâ : appels hauts et forts. Du verbe ar. classique : zaqâ. Z’gâ est également utilisé aujourd’hui dans l’Algérois et signifie : appeler quelqu’un (pour qu’il réponde ou qu’il vienne).

10. El djouârîn : les voisins (dans le langage quotidien de l’Oranais). Certains Constantinois prononçaient el djawârî (les servantes) puis ont dévié vers el djawârih (les parties du corps). Cette dernière prononciation est récente et ne figure sur aucune version ancienne du poème.

11. Lendâm, prononciation dialectale de el andâm, plur. de nadm qui est un ξaroubi proche du melhoun.

12. Derzi, de darz : genre de ξaroubi composé spécialement pour être chanté en mesure. A Constantine, le derz est l’un des trois types du genre mahdjouz.

13. Echra, litt. : a acheté. Pour signifier : « qui a appris le Coran a acheté une place au paradis ». Dans une autre version du poème, parfois chantée à Constantine, on remplace echra par ξachra (fréquentation, séjour de très longue durée en parlant du paradis). Cette 2ème version était celle préférée par le musicien constantinois Abdelmoumène Bentobbal (1928-2004).

14. M’qaryas : figé. En position du guetteur qui attend un signe de sa bien-aimée, qui monterait sa complaisance. Dans une autre version du poème m’qaryas est remplacé par m’qarras. Le sens est relativement le même.

15. Er-remâya : le lancer, le tir (nom d’action). Le poète est en position de tirer au sens figuré. Il ne pointe pas d’arme dans la direction de sa bien-aimée mais la regarde (quand il le peut), scrute et guette.

16. Une version plus ancienne de ce vers (ci-dessous citée) mérite d’être indiquée car le sens en devient différent. En effet, dans la version actuellement chantée, on comprend qu’il s’agit d’une joute poétique, formelle ou non. Néanmoins, j’ai gardé la version actuelle du moment qu’elle ne diminue en rien la valeur du poème.

بيها بلـّغ كل شيخ مذكور دايم

شوفي لڤـوالي من اين معدوم سجايا

Ecoute mes paroles, qui disent ma grande peine,



tous les grands bardes racontent mon histoire


17. Dans la version constantinoise, on prononce ξayn  au lieu de ghayd. Le sens deviendrait : « elle a vaincu celles aux yeux noirs  (elle qui a les yeux clairs) ». A noter que les belles noires ne sont pas nécessairement de race noire mais pourraient être brunes et/ou de teint basané.

18. Kour : protubérance plus ou moins ronde, ou surélévation au dessus de ce qui est déjà assez élevé, comme la scelle au dessus de la bosse du dromadaire. Le kour cité par le poète pourrait être la coiffure (en hauteur et hautaine) de sa bien-aimée. On pourrait penser qu’il fait allusion à un quelconque galbe ou à une rondeur mais, dans le reste du poème, il ne décrit le physique qu’assez peu et toujours avec pudeur. Ben Sahla utilise le terme kour dans son poème Moulât el khâna (Celle au grain de beauté), hawzi connu et chanté à Constantine. Les extrémités des étoffes qui composent la tenue portée par la bien-aimée sont comparées par Ben Sahla aux voiles d’un sari (type de navire de guerre). Peut-être est-ce l’effet de la brise sur lesdites extrémités d’étoffes qui a poussé le poète à faire cette comparaison.

يرمي بالكور و المْـدافع، طرادُه يرْهب رْهـيب

إذا تمشي تـقول ساري، قـلوعُه كـتّـانا
Sa démarche évoque un navire, aux voiles en tissu,

tirant avec « kours » et canons, à effarer l’ennemi

19. Myassala : à la généalogie ininterrompue. De l’ar. : açl (origine), les Maghrébins ne prononçant pas la hamza. Bien que cela ne figure sur aucune des versions du poème, il n’est pas impossible que ce soit myassala men benî Hâchem (descendante des Beni Hâchem, donc de sang noble) et non myassala men benî Âdem (de descendance connue et ininterrompue parmi les humains, donc sans bâtardise).

20. R’dâh : femme hilalienne à la beauté légendaire, à l’instar de El Djazia.

21. Lihâmâ, pronociation dialectale de ilhâmâ de l’ar. classique : ilhâm (inspiration). Dans une autre version, lihâmâ est remplacé par lawâmâ (avec reproches).

22. El m’rêyeb, litt. : les choses douteuses. De l’ar. classique : rayb (doute). Par « choses douteuses », R’dâh veut dire « libertinage ».



Traduction

Et voici ma traduction du poème. Les différentes versions permettent des traductions très diverses, voire aux antipodes l’une de l’autre. Néanmoins, je me fie à celle que j’ai publiée en arabe, quitte à actualiser le poème et sa traduction dans le futur. Les expressions devant être replacées dans leur contexte d’origine, je ne me suis pas lancé dans une traduction au mot à mot. Le sens est global mais sont expliqués les mots en arabe dialectal qui sont méconnus dans la région de Constantine. Je traduis presque spontanément et en me fiant à mon oreille musicale. La rime pourrait rappeler La Fontaine (1621-1695) et le rapprochement ne serait pas fortuit. Je sais que ce genre de rime est habituellement associé au lyrisme et non au drame ou à l’héroïsme. Cependant, je ne pense pas qu’il diminue de la valeur du poème. En tout état de cause, je pourrais moi-même traduire cette même version du poème de plusieurs manières. Enfin, les hémistiches se lisent de gauche à droite.


Injuste

1ère strophe

M’accable ton amour et perdure ma douleur,

je me consume, les autres sont au bonheur
Dans ton pays tu ne me laisses venir,

nul exilé n’aime quelque part s’établir
Tu ne m’as aimé ni accordé tes faveurs,

ô injuste, je te plains au Seigneur
Belle à l’œil clair, ce complot ne te fait-il pas peur ?

A Dieu ne plaise, toi qui es fille de seigneur
Bonne femme, tu n’es point banale mais comme les tiens,

prudes seigneurs, rudes mais gens de bien
Ton oncle paternel, quelle vaillance,

gentleman et brave, que Dieu le récompense
Benguennoune,  de ne plus t’apercevoir se sent mal,

ô fille de preux au courage sans égal

Ô injuste, fussent les miens pour toi orphelins
    

2ème strophe

Grandit mon tumulte, quand tu tortures mon cœur,

la nuit durant, tel blessé, tel estropié, je me meurs
J’en oublie ma piété, je fane, je maigris,

de la couleur de tes ongles, tes paupières, tes sourcils
Tel croissant de lune, je suis courbé de chagrin,

qui ne subjuguerais-tu parmi les humains ?
Ton front luit, d’éclat illuminant,

entre tes lèvres je vis un trésor, insaisissable et fuyant
Tes joues sont des oranges amères si haut perchées,

le grain perturbe tout pieux, de beauté
Ce nez charmant me rend plus fou,

malheur à qui ne me pardonne tout

Mon cœur ne s’extasie qu’enveloppé de ton ombre

Ô injuste, fussent les miens pour toi orphelins


3ème strophe

Les gens de mon aimée en sont à jaser,

bruyants et menaçants, je ne puis les défier
Résigné et vaincu, à tes ordres, je suis ton servant,

esclave je te suis né, possédé par ta passion
Je hais ce que tu hais, m’est ennemi ton ennemi,

dans tout ce qui t’affecte, je suis ton demi
Je compose des poèmes pour ta louange,

chaque nuit, lorsque mes voisins s’allongent
Insomniaque, de jour j’entends les tiens médire,

puissé-je gagner mon salut par le repentir

Ô injuste, fussent les miens pour toi orphelins


4ème strophe

Qui vit La Mecque et rentra sage,

sauf, vers ses enfants, et accomplit pèlerinage
Qui apprit Coran se rapprocha de Dieu,

acquit au paradis bienfaits à pleins yeux
Qui paysan élagua jardin,

fit bonne cueillette, à son pays revint
Qui, passionné de fleurs, fut émoustillé,

de parfums de roses écloses, éparpillées
Qui souffrant guérit, oublia ses mauvais jours.

Seul moi je reste anéanti par ton amour

Tu as piqué mon cœur, lardé sans lame


5ème strophe

Je tais ce qu’en moi, agacerait les tiens,

nul bienfaiteur que Dieu ne sait de quoi je me retiens
Figé guetteur, je tends mon arc vers toi,

tu flancheras et, soumise, tu viendras
Un an a passé puis l’autre et je patiente,

va en paix, toi qui mes ennemis alimente
On te taxe de moi, on te suspecte,

tu n’échapperas point à la vindicte
Je séduirai la noble que tu es car je suis digne,

noblesse de femme, dans tout conflit se désigne

Accepte qui t’accepte, ainsi dit-on bien

Ô injuste, fussent les miens pour toi orphelins


6ème strophe

La joute surenchérit dans la louange et la flamme,

l’emporte qui parfait sa description des femmes
Celles nobles prirent place,

y gagne qui est émérite et sagace
Elle vainc les belles brunes, égale El Djazia,

ses tourelles atours assaillent comme en fantasia
Elle, surpasse celles qui pour beauté se querellent,

elle se couronne d’amour, s’intronise parmi les belles
Tu es coulée d’or ô chère désirée,

noble tu es, noble est ta lignée

Ô injuste, fussent les miens pour toi orphelins



7ème strophe

Crains Dieu, il pourrait te punir,

tu pourrais te ridiculiser et ne savoir que dire
Le temps a trahi R’dâh, cruelle comme toi

mais qui de rang te dépasse soixante-dix fois
Aux portes de son palais fanait l’amant, dit-on,

à s’en perdre. Elle lui dit sans parler nullement
Tes calculs sont faux, vaine est ton attente,

belle je suis mais point concupiscente
D’autres que toi, ont espéré atteindre miel

contre tigres gardiens et haute citadelle
Il répondit : Je n’ai cure de tes dires, tu m’appartiens

et de ressort m’est ton entretien

Ô injuste, fussent les miens pour toi orphelins


En se replaçant dans le contexte, le poème en arabe dialectal est fort en sens. Certes, Benguennoune use de comparatifs qui frisent les superlatifs mais c’est le propre des poètes. Je crois que ce qui retient le plus l’attention c’est sa dichotomie, entre soumission à sa bien-aimée et regimbements où il se révolte et menace à demi mots. Tantôt suppliant, tantôt menaçant. Tantôt louant le rang et les mérites de la famille de sa bien-aimée, tantôt essayant de lui faire poser les pieds par terre en lui racontant comment se révolta l’amoureux de R’dâh (dans la partie non chantée du poème, il finit par aller chercher main forte pour la rabaisser, elle et les siens). Ceci trahit chez le poète un certain état d’ambivalence qui rend la compréhension plus difficile, donc plus intéressante.

Je crois que Benguennoune exprime tout simplement ce qu’il ressent comme le font les poètes. La logomachie n’a pas sa place et les mots sont au service et du sentiment et de l’imaginaire. Faut-il rappeler qu’ils ne disent pas toujours vrai et que la magie de tout poème est dans le fait que s’y mélangent mythe et réalité, insinuation et exagération ? C’est cela qui différencie la poésie du récit historique. Et encore, même les historiens, les narrateurs et les voyageurs taisent des choses et en enjolivent d’autres. Il n’en demeure pas moins que le poème Dhâlma est l’une des chansons les plus prisées par les Constantinois. Son rythme et la variété des modes dans lesquels elle est chantée, font en sorte qu’elle ne lasse pas. Plus important, elle ensorcelle par son histoire d’amour où Benguennoun accepte de se consumer comme une bougie pour éclairer les soirées et les cœurs des mélomanes.




Notes de l’article :

[a] Une autre date est parfois donnée pour Benguennoune :1792-1885.

[b] Mohamed Belhalfaoui, La poésie arabe maghrébine d’expression populaire, F. Maspero, Paris, 1973, pp. 92-99.

[c] Mohamed Belhalfaoui, op. cit., p. 202.

[d] Le plus connu des interprètes de Dhâlma dans sa version bédouine est cheikh Hamada (1889-1968), de son vrai nom Mohamed Gouaïch. On peut voir une de ses vidéos on-line (20,46 Mo).


[e] Guellâl : instrument de percussion recouvert de peau d’animal et de forme quasi cylindrique.
Cf. Jules Rouanet, La musique arabe dans le Maghreb, in Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire, direction A. Lavignac, Delagrave, Paris, 1922, p. 2932.

[f] Les musiciens constantinois (et les autres) appellent istikhbâr toute improvisation, instrumentale ou vocale. En réalité l’improvisation instrumentale est istikhbâr et l’improvisation vocale est cyâh.

[g] Le beyt à la mélodie en tabξ r’hawi est actuellement le 2ème mais cela n’a pas toujours été le cas. En tout état de cause, l’ordonnancement de la succession des mélodies est laissé au libre choix de l’interprète. Concernant ce tabξ, j’ai dit précédemment que le tabξ r’hawi ancien n’est pas celui exécuté aujourd’hui par les musiciens constantinois mais il en est très proche. Quant à l’actuel tabξ r’hawi, il provient de musiques exogènes.
Cf. Hichem Zoheïr Achi, La dynamique comme postulat pour la musique savante andalou maghrébine, in 3ème Forum de la Musique Savante Maghrébine, Constantine, 30 sept. 2004.

[h] Le tabξ asbahân, habitellement réservé au 4ème beyt, est le asbahân as-saghîr.