jeudi 6 mars 2008

La déperdition qualitative de la musique andalouse

L’exemple du dardj de mesure 12/8 dans la nouba malouf à Constantine

Partie 1/2

Par Hichem Zoheïr ACHI.

Le constat
Je m’adresse aux musiciens constantinois et même d’ailleurs, pour une nouvelle démystification.
J’attire leur attention sur le fait que la mesure de plus en plus usitée du dardj [1], à savoir 3/4, est étrangère à la nouba de l’Ecole traditionnelle de Constantine.

L’on pourrait penser le contraire en se référant à certains khouân [2] qui compteraient cette mesure parmi celles de leurs répertoires, eux qui passent pour être les gardiens de la fidélité aux répertoires originels, et chez qui l’on peut entendre la qsida [3] « Â mouslimîn tâb al mouqâm » sur les airs d’une pièce en tab’ dheïl [4] (ou même en maqam nahawend) [5] et en mesure 3/4.

Certains orchestres constantinois âla exécutent, par méconnaissance, des drâdj du répertoire malouf sur la mesure 3/4. Cela a été le cas avec le dardj de tab’ mezmoum « Hasbouki-llâhou ‘annî yâ sâ’at al firâq » lors du 1er Festival Culturel National du Malouf (Constantine, du 04 au 11 juillet 2007).
Pire, le 1er Festival Culturel International du Malouf (Skikda, du 20 au 27 juillet 2007) consacre cet amalgame dans le fascicule [6] édité et diffusé à cette occasion : la mesure 3/4 y est présentée comme l’une des mesures traditionnelles du dardj dans la nouba malouf [7] à Constantine…

La genèse de l’erreur
En fait, cette mesure a été introduite par des orchestres âla [8] à des fins de variation et d’innovation passagères lors de certains enregistrements comme celui de Mohamed Benamara plus connu sous le nom de M’hamed El Kourd (1895-1951) de Annaba qui enregistra en 1934 « Billâh yâ hamâmi » [9], une pièce de mesure 3/4 en maqam nahawend et en s’accompagnant au piano. M’hamed El Kourd, qui a été fortement imprégné des musiques orientales suite à ses multiples séjours en orient, en particulier en Turquie et au Kurdistan auquel il doit son surnom [10], a également interprété le dardj « Bou’d eddiâr zâdni ichtiâq » de la nouba zaïdane en mesure 3/4 au lieu de celle originelle en 5/8.

De même, lors de certains concerts comme celui donné par l’orchestre de cheikh Raymond Leyris (1912-1961) à l’occasion de La fête de la police en 1954 à l’Université Populaire de Constantine [11] et durant lequel il a interprété « Hasbouki-llâhou ‘annî », dardj précédemment cité, en mesure 3/4.
A souligner tout de même, et c’est le détail qui rend ce genre d’expérience tout à fait acceptable, qu’il ne s’agissait pas d’exécution de nouba au sens académique ou traditionnel. Nul ne pourrait remettre en cause la maîtrise de la nouba par ce talentueux artiste [12].

Quant à la mélodie en tab’ dheïl de la qsîda « A mouslimîn tâb al mouqâm » et de mesure 3/4, c’est, à l’origine, un air de janissaires dont les paroles en version arabisée commencent par « Soultânounâ Abdoulhamîd » (litt. notre sultan Abdoulhamid). Il s’agit probablement de Abdoulhamid Ier (1725-1789), sultan ottoman de 1774 à 1789 [13]. On pourrait être tenté de se référer à cela pour essayer de dater l’introduction du rythme correspondant à cette mesure 3/4 à Constantine.
Finalement, cela nous oriente vers la période se situant entre 1725 et 1789 mais cela aurait pu avoir lieu avant et même bien après ces deux dates...

De plus, la mélodie en question n’appartient pas aux répertoires confrériques « classiques » et n’est généralement interprétée qu’en des occasions (mwâssem) bien précises. Les orchestres âla de Constantine l’ont également adoptée en lui superposant les paroles « Djamâlouhou lâ youssafou » sans pour autant l’intégrer à la nouba.

Jusque là, point de quoi s’alarmer. Mais aujourd’hui les choses s’accélèrent et l’amalgame est bien là puisque non seulement l’on croit, à tort, que la mesure de ce dardj est 3/4 au lieu de 12/8 mais, qu’en plus, on le diffuse au grand public ainsi qu’aux musiciens étrangers.

Le correctif
Il faut savoir que le dardj est le 3ème mouvement mesuré et chanté de la nouba qui en compte cinq. Je parle de cinq mouvements mesurés et chantés car la nouba comprend aussi d’autres types de pièces vocales ou instrumentales. Ces cinq mouvements sont :

1. msaddar ;
2. btâyhi ;
3. dardj ;
4. ensrâf ;
5. khlâs.

La position médiane du dardj en fait un mouvement charnière qui assure la transition entre les mouvements lents (msaddar et btâyhi) et les mouvements vifs (ensrâf et khlâs). Selon sa phase, il a trois mesures possibles :

a. Dardj thaqîl (litt. lent) : 8/8.
b. Dardj wast (litt. médian) : 5/8.
c. Dardj khafîf (litt. vif) : 12/8.

Ce dernier est précisément celui dont il est question.
Sa mesure traditionnelle étant 12/8, son rythme est le suivant (fig. 1) :

Remarques importantes
Dans les schématisations qui suivent, la représentation par croches a été volontairement évitée pour simplifier la compréhension aux musiciens ne maîtrisant pas la notation musicale dite universelle.

Afin de ne pas détourner du sujet principal, la comparaison entre les deux rythmes simplifiera les unités de temps en unités égales pour les trois premiers points. Du point de vue de la pratique, cela est chronométriquement faux et la question de cette imparfaite égalité des unités de temps ne sera pas abordée ici.






Il en existe des variantes qui changent sensiblement le nombre et l’emplacement des temps dits faibles au profit ou au détriment des silences mais sans jamais toucher aux temps forts.
La plus usitée est celle-ci (fig. 2) :


Chaque variante est, à son tour, sujette à plusieurs développements possibles selon les régions du constantinois, voire selon la technique de jeu et d’interprétation.

On remarque à partir de ces rythmes que cette mesure binaire de 12/8, à la différence de celle de 3/4, est sécable (pour ne prendre qu’une des forme les plus simples) en 2 + 4 + 6 temps.

De là, apparaît clairement que les phrases musicales des pièces composées sur cette mesure peuvent elles-mêmes être compartimentées en 2 ou 3 phrases mélodiques distinctes. Dans la pratique il n’y en a généralement que 2.

Ce qui fait que l’ensemble des phrases musicales des deux hémistiches est monté en 6 + 6 temps.

Qu’est-ce que cela change que ce soit 3/4 au lieu de 12/8 ?
Sur la structure mélodique et le jeu instrumental, beaucoup de choses.
Prenons comme exemple la pièce citée plus haut : le dardj 12/8 de tab’ mezmoum « Hasbouki-llâhou ‘annî ». La relation du mètre poétique à la mesure et au rythme n’étant plus à démontrer, intéressons nous alors un peu aux chamboulements en question.

Mélodiquement, en substituant la mesure 3/4 à la mesure traditionnelle 12/8, il résulte ce qui suit :

1. La mélodie (san’a) est continue là où elle ne devrait pas l’être.
Du fait de cette substitution de mesure et de rythme, la fin de chaque hémistiche devient mélodiquement collée au début du second.
Altération mélodique et remplissage incontrôlé des temps originels de silence mélodique.
Avec la mesure 12/8 l’alternance entre mélodie et silence rythmique et mélodique instaure une dualité équilibrée entre plein et vide. Avec la mesure 3/4 cette alternance disparaît.

2. La suggestion rythmique de la mesure est bouleversée.
La suggestion rythmique sur l’auditoire est également bouleversée puisque le sentiment esthétique est tout à fait différent. Ceci est dû essentiellement à la non superposition des temps forts des deux mesures (fig. 3).


3. Le jeu instrumental en est directement affecté.
C’est chez les violonistes (altistes pour la plupart) que cela se remarque le plus facilement. Et la tendance observée en jouant le dardj de mesure 12/8 sur la mesure 3/4 est qu’ils inversent régulièrement le sens de la course de l’archet sur les cordes pour souligner, continuellement et d’un jeu relativement saccadé, les trois temps de la mesure.

Et puis n’oublions pas, pour clore cette première partie, que l’authenticité est aussi respect de la composition telle qu’elle a été voulue par le compositeur.

A suivre…


Notes et références
[1] Dardj (plur. drâdj) : 3ème mouvement de la nouba comportant lui-même trois phases avec trois mesures distinctes.

[2] Les khouân (litt. frères) sont les membres des confréries religieuses.

[3] Qsida (plur. qsâyed) : texte poétique du répertoire confrérique pouvant avoir plusieurs thèmes religieux ou mystiques, à la différence de la « medha » qui est le plus souvent panégyrique ou hagiographique.

[4] Le concept de tab’ (plur. toubou’, tubu’ ou tbou’) est sensiblement différent de celui de maqam bien que ce dernier n’ait pas toujours été réduit à une simple échelle musicale ou modale. Le dheïl est l’un des toubou’ de la musique andalouse. Il est présent, à quelques différences près mais sous cette appellation, dans tout le Maghreb arabe.

[5] Je parle de nahawend et non pas de rahâwi car le tab’ rahâwi actuellement joué à Constantine s’apparente plus au maqam arabe oriental qu’au tab’ constantinois. Le véritable tab’ rahâwi, faute d’être identifié, a été oublié par les musiciens.

[6] ZEROUALA, Mohamed Saïd. « Introduction à la Musique Andalouse », fascicule édité à l’occasion du Festival Culturel International du Malouf 2007, p. 9.

[7] La nouba malouf est une nouba composite de mouwashahâte et de azdjâl. Le terme « malouf » voulant lui-même dire « composite » et non pas « habituel » comme cela est soutenu par la plupart des praticiens. cf. ACHI, Hichem Zoheïr. « La dynamique comme postulat pour la musique savante andalou maghrébine », communication in 3ème Forum de la Musique Savante Maghrébine, Constantine, 30 sept. 2004.

[8] Âla : orchestre de musiciens instrumentistes pratiquant un répertoire profane mais intégrant également des pièces d’autres répertoires comme celui des confréries religieuses.

[9] Editions Baidaphone, Paris 1934.

[1O] Une anecdote voudrait que "El Kourd" (litt. nain) était le sobriquet du père de Mohamed Benamara et que ce dernier en aurait hérité.

[11] Du fait de la rareté des enregistrements en public de Raymond Leyris, ce concert a acquis un statut de cas d’école. cf. LEYRIS, Raymond. (1954). « Concert public en 1954 » [CD audio], Collection Anthologie de la musique citadine algérienne, Vol. I à III, Editions Al Sur, 1994.

[12] Raymond Leyris (1912-1961) est considéré par les musiciens constantinois les plus âgés, après Ahmed Bestandji (1875-1946) et Omar Chenoufi dit Chaqleb Esseghir (1897-1946), comme étant le plus grand maître de âla qu’ils aient connu. D’autres maîtres sont également souvent cités comme référence mais dans une catégorie à part du fait qu’ils fussent plus instrumentistes que chanteurs. C’est le cas, entre autres, de Tahar Benkartoussa (1881–1946), de Abderrahmane Karabaghli (1886-1956) et de Mohamed Larbi Belamri (1893-1966).

[13] L’hypothèse selon laquelle il pourrait s’agir de Abdoulhamid II (1842-1918) est peu probable, ce dernier ayant été sultan ottoman de 1876 à 1909, c’est-à-dire à une période où les ottomans avaient déjà été chassés d’Algérie par les français.

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